Tribune

Jacques Coursil, le langage et la trompette

Jacques Coursil, musicien, linguiste, philosophe, nous a quittés à 83 ans


Jacques Coursil © Franpi Barriaux

Vouloir résumer la vie et l’œuvre de Jacques Coursil en un article, c’est comme essayer de faire une notice bibliographique pour une bibliothèque entière. Linguiste, sémioticien, philosophe, spécialiste de la littérature caribéenne mais aussi des mathématiques, exégète des grandes figures de la pensée noire francophone d’Edouard Glissant à Frantz Fanon. Et aussi trompettiste, avec un son pur et velouté qui a fait sa légende, avec cette pointe de mystère qui l’entoure, tout comme finalement les musiciens qui lui étaient proches, tel Alan Silva. A 83 ans, il aurait pu avoir une discographie pléthorique ; il aura préféré une vie pleine d’aventure.

Difficile de ne pas confondre la vie et l’œuvre de Jacques Coursil avec notre intense modernité. Nous ne serions pas à cheval entre deux millénaires, il embrasserait le siècle. Né à Paris en 1938 de parents ayant quitté la Martinique, il est proche des milieux militants qui soutiennent les mouvements de décolonisation, et pendant la guerre d’Algérie, il part en Mauritanie puis au Sénégal avant de rejoindre les Etats-Unis à la mort de Malcolm X, et s’installe à New-York, où il devient musicien à plein temps pendant une dizaine d’années, côtoyant tout autant les sphères free que la musique contemporaine. En 1971, il publie Black Suite, un disque devenu mythique, sur le label BYG. A ses côtés, Beb Guérin à la basse et Claude Delcloo à la batterie, Burton Greene au piano, Arthur Jones à l’alto et Anthony Braxton à la clarinette contrebasse. Auparavant, il y aura eu des collaborations avec Sunny Murray ou Bill Dixon.

Jacques Coursil © Christian Taillemite

Puis en 1975, il rentre à Paris, enseigne la linguistique à l’Université de Caen, passe son doctorat en 1977 et abandonne peu à peu la trompette et la scène [1], tout en continuant à la travailler comme une fonction supplémentaire du langage. Jacques Coursil disparaît des discussions des mélomanes autrement que pour parler des souvenirs. Sans ironie sans doute, à l’orée du XXIe siècle, il publie La fonction muette du langage. La suite est plus connue : la rencontre fortuite avec Tzadik et la parution de Minimal Brass en 2005 ; la collaboration de Coursil à Identité en Crescendo, l’album du rappeur français Rocé, et la sortie en 2007 de Clameurs, un disque ou l’élégance se marie au discours politique. « Non au meurtre de ce qu’il y a de plus humain dans le monde : la liberté » cite-t-il dans « Frantz Fanon 1952 ». Des penseurs que la France métropolitaine s’empresserait d’oublier s’il n’y avait pas eu des consciences comme Coursil pour les raviver.

Jacques Coursil © Franpi Barriaux

Difficile de ne pas raconter une anecdote de cette époque où la trompette de Coursil fut de retour sur la scène. C’était en 2013 à Rouen, avec Benjamin Duboc et Didier Lasserre. Le silence entourait l’arrivée du trompettiste sur scène, et il était difficile de ne pas ressentir l’aura qu’avait Coursil sur nos musiques, à ce moment-là. C’était plus qu’un retour, c’était une forme de renaissance, une abolition des 30 ans sans scène en quelques notes minimalistes. Le linguiste était en quête du son idéal en se déplaçant sur scène, en humant l’air, en cherchant la sympathie avec la caisse claire ou les cordes de la contrebasse. Ce n’était pas le son parfait, c’était le son idéal, et la différence est immense. Comme l’est le vide qu’il laisse dans une période où sa voix et sa pensée étaient plus que nécessaires. Mais les consciences ne s’éteignent jamais vraiment.

par Franpi Barriaux // Publié le 28 juin 2020
P.-S. :

[1Si l’on fait exception, et ce sont Julien Palomo et Jean Rochard qui nous l’apprennent, de plusieurs participations aux orchestres de François Tusques au théâtre Dunois où à la Chantenay-Villedieu avec Jean-Jacques Avenel et Muhammad Ali dans les années 80.