Chronique

John Coltrane

Coltrane ’58 – The Prestige Recordings

John Coltrane (ts), Donald Byrd (tp), Wilbur Harden (tp, bugle), Freddie Hubbard (tp), Red Garland (p), Tommy Flanagan (p), Kenny Burrell (g), Paul Chambers (b), Louis Hayes (dms), Art Taylor (dms), Jimmy Cobb (dms).

Label / Distribution : Craft Recordings

Que les choses soient claires : ce coffret de 5 CD — ou 8 LP — n’offrira rien de nouveau aux exégètes de la musique de John Coltrane. Les 37 titres qui composent Coltrane ’58 - The Prestige Recordings avaient trouvé place sur une dizaine d’albums (voir le détail en fin de chronique) et fait l’objet d’une réédition en 1991 dans l’intégrale (16 CD) The Complete Prestige Recordings. Celle-ci couvrait la période allant du 24 mai 1956 et l’enregistrement de « Tenor Madness » avec Sonny Rollins jusqu’au 26 décembre 1958, dernière session du quintet du saxophoniste avant son passage sur le label Atlantic.

On pourrait penser que cette nouvelle édition va rendre plus ardue encore l’exploration d’une discographie déjà abondante. En réalité, on a toutes les raisons de se réjouir de cette compilation de sept sessions [1] dont on comprend vite l’intérêt artistique. Souvenons-nous : fin 1956, Coltrane a cessé sa collaboration avec Miles Davis (leur dernier enregistrement studio remontant au 26 octobre). L’année suivante sera fondamentale pour celui qui va entreprendre un travail capital aux côtés d’un autre géant, Thelonious Monk, dont les enseignements seront essentiels pour le saxophoniste et sa vision de la musique. Une avancée d’autant plus marquante que ce dernier s’est délivré de la double emprise de l’alcool et de la drogue, après un sevrage volontaire. On n’oubliera pas non plus, le 15 septembre 1957, l’enregistrement de Blue Train, pour le compte du label Blue Note, disque qui a largement favorisé la renommée en tant que possible leader de celui qui s’apprête à révolutionner le langage du jazz dans les dix années qui suivront.

1958 : John Coltrane est invité par le producteur Bob Weinstock à lancer sa carrière solo sur le label Prestige. C’est là le début d’un chemin – une ascension vertigineuse – qui va le conduire à avancer à pas de géants, aussi bien parce que Coltrane va définitivement devenir un leader qu’en raison d’une technique et d’un engagement sans équivalent dans la pratique de la musique et du saxophone. Les sheets of sound, ces flots de notes qui seront la marque de fabrique de son jeu, entrent en scène ; c’est le début d’une quête dont le mysticisme ne fera que s’amplifier d’année en année.

Publié sur le label Craft Recordings et par ailleurs de très belle facture, le coffret Coltrane ’58, dont les liner notes sont signées Ashley Kahn [2], est agrémenté d’un livret de 76 pages [3] incluant des photographies inédites [4].

Il permet de (re)découvrir John Coltrane en quartet ou quintet, mais aussi dans la formation du guitariste Kenny Burrell ou le trio du pianiste Red Garland. Toute la musique est enregistrée au studio de Rudy Van Gelder à Hackensack, New Jersey [5]. Il faut en outre souligner qu’au cours de cette année décisive, le saxophoniste reprendra attache avec Miles Davis (en particulier pour l’enregistrement de l’album Milestones), et qu’il aura l’occasion de travailler avec quelques autres tels que Cecil Taylor, Gene Ammons, Michel Legrand, George Russell, Ray Draper, et une fois encore Thelonious Monk qu’il retrouvera sur la scène du Five Spot Café le 11 septembre.

Coltrane est définitivement entré en musique comme d’autres entrent en religion. Il abat un travail colossal dont les heures ici réunies témoignent d’un lyrisme jamais démenti et d’une joie de jouer qui s’apparente à l’accession à une nouvelle liberté (« Lyresto », « Spring Is Here », « Nakatini Serenade », « Freight Trane », parce qu’il faut bien citer quelques exemples). Si John Coltrane est encore à la porte du jazz modal dont Miles Davis lui fournira les clés (Kind Of Blue, enregistré en 1959, en sera l’illustration la plus éclatante), on est gagné par son enthousiasme et l’énergie qui circule dans chacune de ses interventions, que rien ne saurait venir tempérer, 60 ans après leur captation en compagnie de musiciens qui semblent eux-mêmes irradiés par la présence déjà charismatique du saxophoniste. Même les ballades (« Lush Life », « I Want To Talk About You », « Theme For Ernie ») sont habitées d’une intensité qui jamais ne verse dans le pathos ou la sensiblerie. Par ses élans irrépressibles, ses dialogues fiévreux, son blues sous-jacent, sa part d’incertitude aussi, Coltrane ’58 n’est ni plus ni moins qu’une lumineuse leçon de jazz et d’interplay aux couleurs hard bop dont les héros ont pour nom, autour du saxophoniste : Donald Byrd, Wilbur Harden, Freddie Hubbard, Red Garland, Tommy Flanagan, Kenny Burrell, Paul Chambers, Louis Hayes, Art Taylor, Jimmy Cobb. Un casting étoilé, quelques compagnons de route de Miles…

Au bout du compte, on se dit qu’il s’agit là, sans le moindre doute, d’une parfaite introduction à l’univers de John Coltrane et à son cheminement dont le caractère inexorable demeure un cas d’espèce. 1959 sera en effet l’année du grand envol, avec Giant Steps en particulier, prélude aux heures prolifiques enregistrées pour le compte du label Atlantic (et les indispensables My Favorite Things et Olé). Ce sera ensuite la signature avec Impulse, dès 1961 et Africa Brass qui ouvrira un bal dont les heures les plus folles s’annonceront avec l’enregistrement de A Love Supreme en décembre 1964 jusqu’à la mort du saxophoniste le 17 juillet 1967, en passant par une année 1965 d’une fécondité exceptionnelle. C’est une histoire d’amour absolu qui s’écrivait, et dont Nicolas Fily a récemment rendu compte dans son livre John Coltrane, The Wise One, qui vient de paraître aux éditions Le Mot et le Reste, qu’on pourra lire avec intérêt.

Pour être le plus complet possible, précisons que le coffret Coltrane ’58 inclut :
- L’intégralité de sept albums dont la parution s’est étagée de 1958 à 1965 : Soultrane (1958), Settin’ The Pace (1961), Standard Coltrane (1962), Stardust (1963), Kenny Burrell & John Coltrane (1963), Black Pearls (1964) et Bahia (1965).
- Une partie seulement de trois albums dont certains titres furent enregistrés en 1957 et sont par conséquents absents ici : Lush Life (1961), The Believer (1964) et The Last Trane (1966).

Le calendrier de ces parutions, assez étonnant d’un point de vue contemporain, montre tout l’intérêt d’une réédition cohérente parce que chronologique, à même de rendre compte de l’évolution du jeu de John Coltrane, foudroyante à compter de 1958.

par Denis Desassis // Publié le 12 mai 2019
P.-S. :

[110 janvier, 7 février, 7 mars, 26 mars, 23 mai, 11 juillet et 26 décembre 1958.

[2Ashley Kahn est historien de la musique, journaliste et producteur. En 2015, il a été récompensé par un Grammy Award pour ses liner notes écrites à l’occasion de la sortie de John Coltrane, Offering : Live at Temple University.

[3En raison du format différent, le livret du coffret LP, identique par son contenu, n’en compte que 40.

[4Signalons ici que le temps de studio et l’argent des musiciens étant compté, ceux-ci enregistraient la plupart du temps en one shot, sans aucune prise alternative. On n’en trouvera donc aucune dans le coffret.

[5Il faut ici préciser le studio de Rudy Van Gelder était en réalité installé… dans le salon de la maison de ses parents ! John Coltrane travaillera avec Van Gelder jusqu’à la fin, non sans avoir avoir collaboré entre temps avec Tom Dowd, durant la période Atlantic.