Chronique

Jonathan Demme

Neil Young Journeys

Jonathan Demme (réal), Neil Young (voc, g, p)

Label / Distribution : Sony music

Dans sa récente autobiographie, faussement désordonnée mais d’une sincérité à toute épreuve [1], Neil Young évoque à plusieurs reprises l’amitié qui le lie à Jonathan Demme - réalisateur entre autres du film Philadelphia (leur première collaboration, dont le « Loner » a composé la chanson-titre) et du Silence des agneaux - et leur nouveau projet cinématographique en commun. Demme a déjà réalisé deux documentaires sur Neil Young, Heart Of Gold (2006) et Trunk Show (2009), lequel est lui-même passé derrière la caméra sous le pseudonyme de Bernard Shakey [2].

Neil Young est un musicien hors du commun, dont chaque disque est un engagement, souvent politique [3]. Charismatique, féru de vieilles voitures et cependant travailleur infatigable de leur adaptation aux énergies renouvelables, pourfendeur du mp3 qui ne laisse, selon lui, entendre que 5% de la musique, et adepte d’un autre format appelé Pono, le Canadien est devenu une sorte d’icône indomptable pour les plus jeunes générations - certains voyant en lui le parrain du mouvement grunge des années 90 [4] - après un nombre étonnant d’aventures musicales : avec Buffalo Springfield dans les années 60, puis en rejoignant quelque temps Crosby, Stills & Nash et surtout sous son propre nom pour une kyrielle d’albums cultes dont les meilleurs remontent aux années 70. Rebelle dans l’âme [5], malgré quelques errances au cours des fatidiques années 80 et un conflit ouvert avec son label de l’époque, Geffen, Neil Young n’a jamais abandonné son combat sans concessions, par-delà les moments difficiles, les problèmes de santé, la disparition des amis (le compagnon de route Danny Whitten, mort d’une overdose).

Un artiste majeur, donc, qui peut s’exprimer aussi bien avec une seule guitare acoustique qu’entouré de son power trio électrique Crazy Horse [6] et célébrer la musique qui l’habite depuis toujours, mêlant rock, folk, country et blues. Un personnage unique - sur lequel Journeys [7] apporte un nouvel éclairage qui le rend encore plus attachant. En mai 2011, Jonathan Demme a planté ses caméras au Massey Hall de Toronto, à l’époque de la tournée Le Noise [8]. Seul sur scène, Young y interprète à la guitare ou au piano quelques-uns de ses grands classiques : « Ohio », « I Believe In You », « Hey Hey My My », ainsi que plusieurs titres extraits de l’album-support de la tournée, sans oublier deux inédits : « Leia » et « You Never Call ». Demme capte au plus près, choisissant de filmer de manière différente pour chaque chanson, après un vrai travail de réflexion sur le style. On ressent, dans la chaleur de ces images presque intimes, toute l’admiration qu’il voue à son sujet. Mais Journeys n’est pas seulement un concert filmé (ce qui, en soi, aurait déjà été un beau cadeau aux fans) : il est entrecoupé de séquences tournées dans une vieille Ford Victoria Crown de 1956, une balade-pèlerinage entre Omemee, ville natale du Loner, et Toronto, avec la complicité de son frère, pour une évocation de quelques souvenirs d’enfance. Aux 85 mn de Journeys vient s’ajouter plus d’une heure principalement composée de deux entretiens avec Jonathan Demme et Neil Young, à l’occasion de conférences données dans le cadre du Slamdance Festival (Utah) et au « 92Y » (un institut culturel de New York).

Tout récemment, sur Inside Air, la jeune saxophoniste Lisa Cat-Berro proposait une reprise de « Old Man », une composition de Neil Young extraite de son mythique Harvest (1972). Elle sait ce que les musiciens de sa génération doivent aux pionniers. Elle n’est pas la première à se risquer à l’exercice d’une reprise transgenres, et ne sera certainement pas la dernière : on comprend qu’au-delà des étiquettes et des styles, l’empreinte laissée en plus de quarante ans de musique par ce grand monsieur fait exploser les cadres conventionnels de nos cloisonnements. Neil Young est entré dans la légende de son vivant, Jonathan Demme nous invite à nous en approcher, à tenter de cerner le mystère qui continue de l’entourer. Et si l’énigme n’est pas résolue par ce nouveau témoignage, Journeys reste un bel exercice d’admiration partagée.

par Denis Desassis // Publié le 11 février 2013

[1Neil Young : Une autobiographie (Robert Laffont – 2012)

[2Neil Young a réalisé quatre films : le documentaire Journey Through the Past (1972), le concert filmé Rust Never Sleeps (1979) et les films Human Highway (1982) et Greendale (2003).

[3Cf. Living With War, violente charge anti-Bush.

[4Dans une lettre écrite avant sa mort, Kurt Cobain, chanteur du groupe Nirvana, cite les paroles de « Hey Hey My My », rappelant ainsi son admiration pour celui qui chantait « Il vaut mieux se consumer que s’éteindre à petit feu ».

[5Ce qu’a très bien rappelé JeanDo Bernard dans son récent Neil Young, rock’n’roll rebel ?

[6C’est avec lui qu’il vient de publier le très réussi Psychedelic Pill chez Warner Records.

[7Shakey Pictures (2012), distribution Sony.

[8Du nom d’un album électrique en solo que Neil Young a enregistré en 2010 en collaboration avec le producteur canadien Daniel Lanois.