Chronique

DAG invite Dave Liebman

Free 4

Sophia Domancich (p), Simon Goubert (bt), Jean-Jacques Avenel (cb), Dave Liebman (sax. sop).

Il est des musiques qui enchantent, d’autres qui vous emportent. D’autres encore qui vous brûlent au plus profond de vous même, tant l’intensité du propos va au-delà de la simple interprétation, tant il exprime leur investissement total dans la musique. Comme si chaque note jouée était nécessairement celle-là, à l’exclusion de toutes les autres.
On connaît sur ce plan la force vitale, essentielle, qui anime la démarche artistique de Simon Goubert depuis de longues années ; si l’on voulait convaincre le néophyte, il suffirait de lui suggérer, à titre d’exemple initiatique, un retour en arrière de quelque dix-huit ans, lorsque le batteur transcendait d’exceptionnelle façon le « Take Five » de Paul Desmond pour en offrir sur Haiti [1] une version qui n’était pas sans évoquer dans son traitement la mutation opérée par Coltrane sur certaine chansonnette appelée « My Favorite Things ». Au fil de sa discographie, on a pu découvrir un Goubert non seulement batteur de jazz mais compositeur inspiré, s’ouvrant parfois à des influences proches de la musique contemporaine. A partir du Phare des Pierres noires [2], un « Organum I » - prolongé en 2004 par « Organum II » sur Et après -, montre sa disponibilité vis-à-vis d’autres univers musicaux, sans toutefois remettre en cause l’idée fondamentale qu’il porte très haut : celle de la liberté.
Cette cause, il l’exprime actuellement via un sextet flamboyant dont le récent Background a fait l’objet d’une chronique enthousiaste ici même. Cette liberté d’inventer et de recréer, cette recherche permanente de nouveaux sillons profondément creusés, est aussi fortement imprimée dans le code génétique de Sophia Domancich (piano) et de Jean-Jacques Avenel (contrebasse) : Dans ce trio, logiquement baptisé DAG, réside une fusion habitée que Citizen Jazz avait largement saluée lors de la parution de son premier album en 2006.

Alors, le jour où DAG ouvre la porte de son univers à ce grand monsieur qu’est Dave Liebman, on sait avant même d’avoir écouté les premières notes de Free 4 [3] que le résultat sera à la hauteur de toutes nos espérances. Car elle ne date pas d’hier, l’admiration que portent les membres de DAG au saxophoniste, ancien compagnon de route de Miles Davis ou d’Elvin Jones dont on connaît par ailleurs la puissante fibre coltranienne. Et l’invitation qui lui est ainsi faite semble naturelle tant la convergence des inspirations s’avère totale et limpide : ces musiciens ont décidément en commun l’art « ne jamais être prisonniers d’une forme et de laisser l’instinct diriger l’improvisation ». Cet enseignement dispensé à Jean-Jacques Avenel par Steve Lacy vaut pour les quatre. En venant joindre ses forces à celles de ses hôtes d’un jour, Liebman n’est pas une simple voix ajoutée à quatre de ces douze compositions mais un catalyseur hors du commun. Le ton est donné dès « The Day Before », qui ouvre l’album : lyrisme puissant, rigueur et profondeur du chant sont au rendez-vous, la partie est déjà gagnée. Même sensation de liberté inventive sur « Free 4 DAG », où la musique vous prend par la main pour vous guider loin de la vulgarité du quotidien. On porte alors une très grande « Esteem » [4] à ces artistes qui donnent le meilleur d’eux-mêmes et s’envolent littéralement sur « Tursiops ». Dave Liebman laisse alors libre cours à un phrasé rageur et virtuose, magnifiquement soutenu par les trois DAG totalement investis dans leur rôle de propulseurs rythmiques visant les plus hautes sphères. C’est du grand art, et on se prend à souhaiter, en ces instants magnifiés, que la musique ne s’arrête plus. Faut-il rappeler que Dave Liebman est un des grands maîtres actuels du soprano ?

Mais ne nous y trompons pas : sans Liebman DAG reste une formation de très haut vol, et sa puissance d’évocation vous laisse la plupart du temps dans un état de méditation heureuse : comment résister, par exemple, à la beauté formelle du « Sec du clocher » (Simon Goubert) ? Le drumming aux balais, d’une formidable délicatesse, vient lécher le muscle cardiaque de la contrebasse pendant qu’au piano, Sophia Domancich libère ses notes en carillon. Le même trio virevoltera quelques minutes plus tard sur « 7 Lézards », de facture plus légère - mais en apparence seulement - pour se faire presque romantique sur « Pour vous ces quelques Althea Rosea » (Sophia Domancich).

La force de DAG, c’est aussi de procéder par une série de combinaisons qui n’ont rien d’aléatoire : en trio bien sûr, mais aussi à travers des duos tout en énergie où l’improvisation guide les pas des musiciens : contrebasse/batterie sur « Estampe », batterie/piano sur l’introduction de « Within A Stone’s Throw » avant qu’Avenel ne pointe le bout de ses cordes pour participer à la fête. Ou bien un piano solitaire et néo-classique, presque nostalgique, sur « A Pâques », et une contrebasse qui vient raconter sa propre histoire sur « Donso’nbass ».

Musique d’échange et d’écoute mutuelle, musique d’un dialogue sans cesse renouvelé, musique de regards tournés vers le haut, Free 4 est le temps fort de cet automne. Il serait criminel de manquer ce rendez-vous…

par Denis Desassis // Publié le 29 novembre 2009

[1Premier album en leader de Simon Goubert (Seventh Records, 1991).

[2Seventh Records, 1998.

[3Cristal Records, distr. Harmonia Mundi.

[4Composition de Steve Lacy qu’on retrouve ici.