Chronique

Joshua Redman

Walking Shadows

Joshua Redman (ts), Brad Mehldau (p), Larry Grenadier (b), Brian Blade (dm), orchestre à cordes dirigé par Dan Coleman

Label / Distribution : Nonesuch / WEA

Le dernier enregistrement de Joshua Redman est un moment de pure beauté. Walking Shadows n’est constitué que de ballades et, dans cette tonalité, il a choisi la simplicité alliée à une intense clarté dont le point culminant est sans doute l’« Infant Eyes » de Wayne Shorter. Même lorsqu’il est accompagné par un orchestre à cordes (dirigé par Dan Coleman, sur la moitié de l’album dont cette composition) le saxophoniste réussit le tour de force de demeurer dans un univers musical limpide et harmonieux, qui embrase ici toute sa musique.

Fidèle compagnon, Brad Mehldau s’est fait producteur pour l’occasion. Il accompagne Joshua Redman en duo sur un titre (« Final Hour », signé du saxophoniste) quand Larry Grenadier et Brian Blade complètent le quartet sur cinq autres. Mehldau, Dan Coleman et le compositeur Patrick Zimmerli, un proche du pianiste, signent les arrangements orchestraux. On se réjouit d’entendre ici quelques standards comme « Lush Life » (Billy Strayhorn) ou un admirable « Stardust » (Hoagy Carmichael). On est surpris d’entendre un adagio de Jean-Sébastien Bach. Sans doute un peu moins de savourer une douce et délicate interprétation du « Let It Be » de Lennon et McCartney.

Le jazz montre dans son histoire – car il est ainsi fait – qu’il se déploie souvent sur le registre de l’invention, de l’audace, du bouleversement, voire de la provocation, en tout cas du franchissement incessant des frontières et des canons de toute sorte. Pour reprendre une classification qui, dans ce cas, prend tout son sens, il relève plus, en son fond, d’une esthétique dionysiaque que de la « plastique » apollinienne. Pourtant, comme d’autres - et non des moindres - dans le passé, Redman se trouve assurément avec Walking Shadows du côté d’Apollon, dieu du chant, de la musique et de la poésie. La délicatesse, l’élégance, la clarté et la douceur sont présentes à chaque instant. Elles ne laissent place à aucune fureur, aucun emportement ou débordement. Le son du ténor, la manière d’attaquer la phrase, de la poursuivre, aérienne, et de la clore en toute limpidité, sans aspérité : tout contribue à une sorte d’esthétique de la clarté qui semble couler de source.

Pourtant, contrairement aux apparences, la musique résulte ici d’une démarche audacieuse. « J’avais cette idée en tête depuis longtemps, mais jouer des ballades est une des choses les plus difficiles", explique Joshua Redman dans un entretien donné à l’AFP avant sa tournée européenne. [1] Il ajoute aussitôt : « Les ballades réclament une grande introspection et cela montre chaque vulnérabilité », soulignant que le jeu, nécessairement plus lent, fait apparaître toutes les « imperfections. »

Afin de nous donner ce pur moment de lumière, Joshua Redman a surmonté une autre difficulté de taille, l’adjonction d’un orchestre à cordes, contrairement à nombre de ses pairs par le passé : à chaque mesure il domine sa musique, maîtrise son jeu et son intention propre. À aucun moment la masse de l’orchestre, ou le legato propre aux violons, altos et violoncelles, ne nuit à l’émotion ni n’enlève quoi que ce soit au saxophone ou aux autres instruments. Les cordes, ici, sont comme nécessaires. Reconnaissons que c’est plutôt une surprise. C’est, en tout cas, une bonne nouvelle.

Cette musique délicate et élégante apporte, dans son évidence, une sorte de bonheur clair, accessible et lumineux. Joshua Redman est reconnu comme étant un des saxophonistes les plus intéressants de ces vingt dernières années. Il le confirme une fois de plus.

par Michel Arcens // Publié le 10 juin 2013

[1Débutée au Mans le 8 mai 2013, elle s’est poursuivie dès le lendemain sous les Pommiers de Coutances, où il était accompagné cette fois par Aaron Golberg (p), Reuben Rogers (b) et Gregory Hutchinson (dm).