Sur la platine

Julien Desprez, à corps sans accord


Il le déclarait à Citizen Jazz en 2019 : “Je n’ai plus vraiment l’impression de jouer de la guitare aujourd’hui. J’ai davantage l’impression d’utiliser un dispositif sonore ayant pour point de départ la guitare”. Julien Desprez poursuit sa quête : construire une nouvelle musicalité en s’appropriant la dimension la plus élémentaire du son. Avec Agora, paru sur bandcamp, il donne une nouvelle illustration de son travail. Le morceau ne dure qu’une vingtaine de minutes et propose une immersion dans un monde bruitiste fascinant. Avec sa guitare, son ampli, ses pédales. Et son corps entier.

N’attendez rien mais préparez-vous à tout. C’est en étant le plus disponible possible que vous profiterez pleinement de cet enregistrement solo. Julien Desprez utilise les sons de la guitare électrique habituellement considérés comme périphériques. Buzz, bruits blancs, effet de larsen, impédance constituent la palette expressive de cette composition instantanée qui fait figure de performance plastique autant que de composition musicale.

Aucune note, pas d’accord, la mise de côté des notions de tempo et d’harmonie ouvre un champ dans lequel tout peut arriver. Ce matériau minimal est le versant perceptible d’une énergie électrique dont le musicien est le vecteur. En canalisant une tension qui l’envahit, le dépasse, et qu’en retour, il décharge ou contraint, il installe un rapport de soumission/domination au son. Catalysée par le corps, elle le pousse à un engagement total, physique comme cérébral.

Car dans cette démarche prométhéenne où le feu déclenché est dans le même temps façonné, Julien Desprez construit une architecture oblique où les masses bruyantes précèdent des zones monodiques ténues. Il s’agit de dompter le bruit autant que de lui laisser libre cours. Comme pour l’amener à s’exprimer de manière autonome.

Un échafaudage de voix éruptives qui se brisent les unes sur les autres vient conclure ce geste au bord du déséquilibre. Ou de la danse puisque les mouvements, le jeu avec l’instrument sont partie intégrante de cette musique, et on se plaît à imaginer la gestuelle du guitariste même si on ne peut que l’écouter. “J’utilise tous mes membres pour jouer, ce qui m’amène à vivre ma pratique comme une danse et non plus comme une pratique instrumentale”

L’excellent magazine Tracks sur Arte a des goûts similaires à ceux de Citizen Jazz. Dans son édition du 15 janvier, il accorde un bref portrait au guitariste qui parle de ses pieds. De ses pédales d’effets bien sûr, qu’il martèle comme des tambours, mais également de cette pratique venue du Brésil où il s’est rendu voici deux ans : le coco, une danse du XVIIe siècle pratiquée par les esclaves frappant le sol de leurs pieds pour tasser la terre avant de bâtir leur maison. Avec le groupe Coco Raizes, venu d’Arcoverde, il travaille sur un spectacle chorégraphique et sonore dans lequel les musiciens portent des claquettes en bois pour frapper le sol. A découvrir juste en dessous :