Scènes

Jazzfest Berlin : l’Aventure Deventer

« Make some noise ! » she said. « Can you hear me ? » they answered.


L’édition 2019 du festival sexagénaire de Berlin s’est tenue début novembre et a fait de la capitale allemande l’épicentre d’une zone à risques où les murs et les frontières sont tombés, au sens propre, offrant une habile transition aux festivités commémoratives des 30 ans de la chute du Mur de Berlin, le Mauerfall, cinq jours plus tard.

Nadin Deventer, la directrice artistique, avait prévenu dans son entretien : « à partir d’un certain moment, on va tous flotter ! » De fait, le bâtiment du Berliner Festspiele a flotté hors du temps pendant 4 jours, dans une effervescence artistique débridée, polymorphe et mycélienne.

Dans un premier temps, la soirée Sonic Genome avec et autour d’Anthony Braxton a rempli l’espace du musée Gropius Bau pendant six heures. Je n’ai pas pu assister à cette soirée, mais on peut la retrouver en vidéo ici et en photo-reportage là. Tout le monde s’accorde à dire que c’était assez magique.

on sent qu’il va se passer quelque chose

Le rendez-vous est pris à la Haus der Berliner Festspiele. Le festival s’y tient en partie et ce n’est qu’une des manifestations organisées par le Berliner Festspiele, principalement financé par le ministère de la Culture de l’État allemand. Comme il y a des concerts dans d’autres lieux (des clubs, une église) du « quartier », je file louer un vélo. [1] Ici, à Berlin, quand on dit que c’est dans le quartier, c’est à deux kilomètres, minimum… Et le quartier en question n’est pas vraiment le plus cool de la ville. On est à deux pas du Kurfürstendamm, l’avenue touristique par excellence, dans une partie à l’ouest de la ville, moderne et sans vraiment d’âme ; tant pis, je ne suis pas là pour ça.
De la spiritualité et de l’émotion, je vais en avoir pendant quatre jours, avec la programmation du festival, riche et simultanée, dans laquelle il faut choisir ses concerts parmi plus d’une vingtaine de propositions.

Open Form for Society - Christian Lillinger © Gérard Boisnel

Dans ce grand bâtiment moderne et carré au milieu d’un parc, il y a deux salles, une grande très acoustique et une petite sur le côté. En faisant tomber le mur qui les sépare, l’espace s’ouvre en trois parties. Au centre, la scène de la grande salle et sur trois de ses côtés, des gradins et des sièges. Un mur tombe, un monde s’ouvre. C’est donc au centre que se tiennent les concerts, les musicien.ne.s se positionnent en rond, en bloc, en arène, comme ils le souhaitent. Et cela change tout, car le son n’est pas le même selon l’endroit, le spectacle non plus. Rien que ça, c’est déjà une perte de repères et un risque. Si on ajoute le parterre de matelas où une partie du public est plus ou moins allongé, on sent qu’il va se passer quelque chose. Il faut dire que le public habituel du Berliner Festpiele est plutôt guindé, on ne plaisante pas avec la « Kultur » ici. La personne à qui je demande si je peux sortir de la salle pendant les concerts me répond : « oui, vous pouvez circuler, c’est comme dans un festival de jazz. C’est quand même du jazz, quoi ! »…
On est sauvé.

Le premier concert dans la grande salle, c’est le fameux projet Open Form for Society inventé par Christian Lillinger, dont il nous avait parlé dans son entretien. La salle est pleine, l’orchestre est massé au centre, le son est spatialisé et des écrans géants sur les côtés permettent de voir plus de choses. Les partitions sont encore bien nécessaires pour ce concert dont c’est la seconde représentation publique. La musique est, comme voulu, très métallique, plastique. On retrouve dans l’orchestration un peu de la couleur masculine de Julius Eastman.
La musique est percutante, précise, rigoureuse et presque pointilleuse. La paire Petter Eldh (b) et Christian Lillinger (d) est très soudée, de même le duo Elias Stemeseder (claviers) et Kaja Draksler (p droit). Par moment l’on assiste à un chaos minéral, un éboulement. Même dans les moments de grande densité de matière, la pulsation garde le groove qui sous-tend l’ensemble. On retiendra le solo époustouflant de Kaja Draksler au milieu d’une marche orchestrale appuyée, comme une armée en mouvement, incroyable d’énergie. Le public allemand, dont l’exigence est largement plus affûtée que le public français, est enthousiaste et, à juste titre, applaudit à tout rompre.

Melting Pot au A-Trane © Gérard Boisnel

L’entrée du théâtre a été transformée en petite salle debout : la Kassen Halle. Ici, le concert commence - c’est leur gimmick - dès la sortie des loges par une procession chantée. Angel Bat Dawid et ses musiciens se déplacent vers la scène en ligne et en mots. La prestation est étonnante, tout en mysticisme et folklore. Cela tient à la fois de l’orchestre de Sun Ra pour l’ambiance et de Roland Kirk pour le syncrétisme de la Black Classical Music. Mais Angel Bat Dawid est assise, harangue le public comme un preacher, exhorte les yeux hagards devant des musiciens peu convaincants. Bref, je reste insensible à ce show un peu trop « biz » à mon goût ; je me contenterai d’écouter son très beau disque.

Quelques coups de pédales et me voici au A-Trane, l’un des clubs berlinois les plus établis. Ici, on joue Melting Pot. [2] Le club est plein comme un œuf, les cinq jeunes sont positionnés symétriquement : basse, sax alto, sax alto, basse ; derrière, la batterie. Ils maintiennent une alchimie sonore qui ne faiblit pas. Signe Emmeluth et Mia Dyberg, les deux saxophonistes, ne se marchent pas dessus, bien au contraire. Ici pas de testostérone en excès. La batteuse autrichienne Katharine Ernst fait preuve d’une écoute attentive et déclenche les changements d’ambiance à propos. Un bon moment de musique et d’improvisation, dont on attendait plus de risques et de surprises cependant.

Retour à la grande salle pour le premier des Late Night Lab. Nadin Deventer a donné carte blanche à plusieurs groupes, pour occuper ensemble le même espace et tenter des expériences. Les groupes européens Kaos Plus (Petter Eldh - b, Lukas König - d, Otis Sandsjö - sax), Moskus Trio (Anja Lauvdal - p, Fredrik Luhr Dietrichson - b, Hans Hulbækmo - d) et Mopcut (Julien Desprez - g, Lukas König -d, Audrey Chen - voc) ont fusionné. D’abord les uns après les autres, puis progressivement. Cette fusion, à chaud, au centre d’un public tardif mais attentif, avait tout l’air d’une forge, avec beaucoup de l’électronique, de grattement, de claquements et des étincelles. La nuit est bien entamée quand elle se termine.

Eve Risser, Après un rêve. © Gérard Boisnel

La soirée suivante s’ouvre avec le nouveau solo de piano préparé d’Eve Risser. Casquette jaune, combinaison sombre, baskets jaunes, on dirait une héroïne de la Casa de Papel, mais c’est qu’elle sort d’un rêve. L’image est belle, le piano droit est désossé au milieu du plateau vide, l’éclairage est centré, la lumière est chaude. Le piano droit permet de jouer plus facilement sur les cordes, comme sur une harpe. Bien plus percussif que le précédent projet Des pas sur la neige, on entend ici de la kora, de la sonnaille et surtout une pulsation très groove. Il y a aussi toute une gestuelle, de la danse. Plusieurs dispositifs mécaniques, un vibrateur produit une basse continue percussive, un pédale de batterie frappe le cadre du piano pour produire un son de beat techno. C’est d’ailleurs ce vers quoi tend cette musique, une techno acoustique minimaliste. Le public en redemande, voyez par vous-même.

C’est beau et on ne résiste pas à la beauté

A l’étage du théâtre, dans le hall, le collectif berlinois de musicien.ne.s et plasticien.ne.s, Kim Collective s’est installé une sorte de grotte en papier blanc. C’est le champignon mère de la performance Garden of Hyphae. De là, naissent différentes interventions, de la musique, du design, de la cuisine (d’excellents cèpes frits), tout sur la thématique du champignon, prélude au grand concert de fin. Chaque jour, des filaments de scotch blanc symbolisent le mycélium et se répandent dans le théâtre, sur le sol, les murs, les escaliers…

Un petit détour par la Kassen Halle pour écouter le trio Melez pour une première mondiale. La vocaliste turque Cansu Tanrıkulu, le batteur américain Jim Black et le pianiste allemand Elias Stemeseder forment ce trio 100% berlinois. Malgré des problèmes techniques de micro qui rendent la prestation impossible à entendre correctement, on sent que ces ambiances saturées et sombres sont idoines pour les petites salles de clubs, c’est punk.

Julien Desprez, Late Night Lab 2 © Gérard Boisnel

Le second Late Night Lab regroupe les groupes T®opic, São Paulo Underground et Coco. Soit l’univers de Julien Desprez et Rob Mazurek en mode XXL. (Le concert est en ligne jusqu’en mai 2020 sur Arte Concert)
Pour cette création, Julien Desprez a souhaité mettre en scène l’ensemble pour éviter la cacophonie. Aussi, à partir des éléments distincts (compositions et personnel des groupes), il a écrit une narration en y incluant la mise en espace - il y a deux danseuses dans Coco - et la mise en lumière. Des vidéos en 3D étaient aussi projetées. De cette mise en scène, on a pu voir émerger une performance unique, dans laquelle les groupes se mêlent, se superposent ou s’écoutent. L’introduction est catégorique : les deux danseuses, Julien Loutelier et Julien Desprez sont debout au centre et réalisent une danse très impressionnante, en claquant les pieds en rythme, très dense et très fort. La lumière faite de néons blancs qui entourent les musiciens est hypnotique.La fusion opère et l’énergie collective garde la trace des entités, leur ADN. Une plage de calme succède à une lente montée en puissance. C’est une sorte d’oratorio dansé, un spectacle total qui donne à entendre, à voir.
C’est beau et on ne résiste pas à la beauté.

La célèbre église du souvenir, Kaiser-Wilhelm-Gedächtniskirche, accueille dans sa salle en béton octogonale la création Sauna Cathedral de la chanteuse norvégienne Sinikka Langeland. Malgré la présence de fantastiques musicien.ne.s comme le trompettiste Eivind Lønning, le bassiste Mats Eilertsen ou l’organiste Maja S. K. Ratkje, je reste hermétique à cette suite folklorique scandinave. Le public, lui, est conquis. Peut-être que rester assis face à un Christ en croix pendant plus d’une heure, ça me rend sourd. Qui sait ?

Enfin, après plusieurs jours de performance dans les murs, c’est sur scène que le Kim collective présente son Fungus Opera : The Mass of Hyphea. Cela relève d’une forme opératique, avec costumes, mise en scène, vidéo, chant et musique. Il y a de beaux moments, comme une séquence de marimba à quatre joueurs ou un choral chanté depuis le dernier balcon de la salle. Mais une question me taraude pendant tout le concert : que se passe-t-il ? C’est interminable et sans aucun sens. Dommage.

Leïla Martial au Quasimodo © Gérard Boisnel

Je file écouter le trio Baa Box de Leïla Martial au Quasimodo, un club au sous-sol d’un complexe bar-restau-ciné. L’ambiance est bonne et le son correct. Il y a un public attentif qui apprécie vraiment les histoires rythmiques et déjantées de cette musique aux couleurs du monde, avec l’accent français.

il faut aussi oser prendre des risques, faire tomber les barrières

En plus des concerts, il y avait aussi des conférences avec des musicien.ne.s, dont une longue table ronde avec Anthony Braxton très suivie, la moitié de l’audience était composées de musicien.ne.s passionné.e.s. Le prix Albert Mangelsdorff (le prix Django Reinhardt local) a été remis au batteur Paul Lovens lors d’une cérémonie à huis clos. Une exposition des partitions très graphiques d’Anthony Braxton était présentée dans les pourtours. Des Kiezkonzerte (des concerts de quartier) se sont tenus dans un salon de coiffure, un salon, une galerie, une cave à vin.

Il faut souligner l’importance de ce type de festival.
Donner la totale liberté à des artistes pour proposer des créations inédites, briser les codes de l’espace et du protocole de concert, mélanger les genres, engendrer des rencontres, des questionnements, ce n’est possible que dans le cadre d’une volonté culturelle affirmée, avec un soutien technique et financier conséquent. Celui du gouvernement allemand permet à Berlin d’affirmer une place prépondérante dans le monde de la musique improvisée et du jazz. C’est devenu une évidence. D’ailleurs de plus en plus de musicien.ne.s s’y retrouvent.
Mais il faut aussi oser prendre des risques, faire tomber les barrières. Et pour ça, la programmation de Nadin Deventer est exemplaire. Elle n’a pas eu peur de prendre ces risques, quitte à ce que certaines propositions artistiques tombent à l’eau.
Mais, à cinq jours du trentième anniversaire de la chute du Mur, il aurait été aberrant de s’imposer des limites.

Laissons la « Jazz Police » faire de la figuration à Check Point Charlie si ça les amuse…

par Matthieu Jouan // Publié le 17 novembre 2019

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[2Le dispositif qui consiste à faire jouer ensemble des musicien.ne.s de différents pays, à plusieurs reprises, comme au festival de Saalfelden cet été.