Scènes

Kassap, Duboc et le ventre de Socrate

Concert de sortie de l’album, Le Funambule, paru sur le label Dark Tree


Détail de la pochette du « Funambule »

L’Atelier du peintre Bernard Thomas-Roudeix, situé dans le nord de Paris, a accueilli de nombreux concerts de musiques inventives. Il a servi, un temps, de base à Joel Grip et à son Umlaut parisien. Mais comme c’est souvent le cas, ce lieu s’est fermé à ce type de manifestations, selon la logique habituelle : fermeture d’un lieu alternatif de concerts dans la tristesse, ouverture d’un autre avec un accueil circonspect.

Cependant, l’atelier rouvrait ses portes le 25 janvier dernier pour le lancement du récent album réunissant Sylvain Kassap (cl, bcl) et Benjamin Duboc (b), Le Funambule, sur le label DarkTree.
Avant le concert, notre hôte Bernard Thomas-Roudeix évoquait l’épopée de ce lieu, le plaisir éprouvé lors des concerts, les problèmes logistiques rencontrés et la fin programmée desdits concerts, autour de tasses de café distribuées, et entouré de ses œuvres : toiles et modelages. Puis, direction une salle en sous-sol.
Une salle assez remplie, mais pas comble : d’autres propositions à priori aussi alléchantes à Paris. Un décor spartiate, n’était une toile mystérieuse du maître des lieux. Ce concert est un passage obligé pour faire connaître un travail, un album, mais c’est aussi une gageure : s’agissant de musique improvisée, nos deux artistes ne peuvent jouer que des « bonus tracks », des pièces qui ne peuvent être dans l’album, puisque chacune est une création unique. C’est la prise de risque et la magie de ce genre de musique « live ».
Et ce soir-là, ladite magie est au rendez-vous. L’enchantement arrive bien vite. Sans qu’on y prenne garde, on se laisse porter par le flux. On reste étonné par sa puissance, surpris par ses bifurcations, ravi par les nuances affectives proposées. Des vagues de plaisir toujours changeantes lors des deux morceaux, d’une vingtaine de minutes chacun, ainsi qu’avec la raouette, comme le disent nos amis wallons. Tout un vocabulaire particulièrement riche et inhabituel, un langage hors piste, élaboré pour cette occasion.

Sylvain Kassap

Sylvain Kassap a donné, quelques jours auparavant, un concert intitulé « Racines » explorant les musiques des confins de l’Europe et de l’Asie. Dans cet atelier, rue Polonceau, peut poindre le sentiment qu’il en reste des traces. Certes on retrouve l’extraordinaire plasticité du jeu du clarinettiste, sa capacité peu commune de jongler avec des efflorescences de sonorités et des modes de jeu hors de tout académisme, mais on détecte aussi comme des accents lointains de temps révolus, de géographies obsolètes, de cultures effacées. Cela avec une vigueur et une virtuosité saisissantes. Un surprenant enchâssement de cultures, alliant la musique contemporaine européenne, ces musiques d’un ailleurs mythique … et même un jazz, fût-il d’antan.

Benjamin Duboc

Et une contrebasse qui ne paie pourtant pas de mine [1]. Cela fait des années que Benjamin Duboc en explore toutes les parcelles, les cordes en amont et en aval du chevalet, pincées, frottées, frappées, mises en résonance, la table en quelque partie que ce soit, le cordier bien évidemment après le mémorable Primare Cantus. Ses « accessoires » aussi évoluent : un second archet, une baguette coincée entre les cordes et frottée, et ce que je n’avais pas encore vu, un balai métallique dont on craint qu’il vienne meurtrir le bois. Mais il fait de ce dernier un outil de craquements doux. Tout cet ensemble de potentialités est au service d’une perception de l’instant exacerbée.
Il faut voir Benjamin Duboc dès le début du concert écouter, hésiter à plusieurs reprises sur le choix de l’accessoire, sans jouer la moindre note, pour être exactement à l’optimum. Puis il reprend le premier archet ainsi qu’un balai. Des frappes rythmées sur le cordier, des caresses du balai sur le bois, il installe un climat lourd. Toujours dans une écoute aiguisée, il change d’archet pour en caresser telle ou telle partie de la table, le chevalet, puis le repose, reprend le balai, et avec une attention évidente, avec douceur, il fait d’un frottement l’expression d’une sensibilité très affûtée. Tout le concert sera ainsi empreint de cette subtilité, de cette micro-précision des sonorités à produire, des zones émotionnelles à révéler, à frôler, à pincer, pour des vibrations renouvelées, changeantes, des résonances affectives. Assister au concert permet ainsi de voir à l’œuvre cette concentration, cette recherche du juste son et de ces équilibres fragiles.
Le bassiste aussi mixe une certaine culture européenne de l’improvisation et des esquisses de pulsations empruntées au jazz, mais d’une manière occasionnelle, selon les besoins de l’instant. Prenant le trait, accompagnant l’autre, tressant un discours entremêlé, il est dans l’empathie, captant des signaux faibles, les anticipant, les provoquant.
À l’instar de ce que je me hasarde à appeler le tremplin du « ventre de Socrate », nom d’une pièce de leur album, Le Funambule. Benjamin Duboc choisit une phrase pivot en pinçant ses cordes, la répétant encore et encore, lui apportant des accidents, des déviations, et créant ainsi une assise formidablement puissante pour son compagnon de voyage. Il l’a déjà fait dans le passé comme certains grands bassistes rythmiciens (je pense à William Parker) ; il le fait là aussi dans la seconde moitié de la première pièce. Et comme il s’agit d’improvisation, cette phrase est inédite, elle n’est liée à aucun thème, et elle est bien évidemment structurante.
Je vous propose l’écoute de cette première pièce.

Une deuxième pièce tout aussi saisissante nous attend, suivie d’un courte pièce finale où Sylvain Kassap abandonne ses clarinettes au profit d’un chalumeau pour des gourmandises nouvelles. Et c’est comme s’il n’y avait eu aucune énergie consommée jusqu’ici. Avec ce petit instrument, il nous concocte une danse joyeuse, bondissante, énergique et réjouissante. Encore une fois, on perçoit l’influence d’un autrefois disparu intégré à une improvisation hors code, qui ferait tousser tout tenant d’un classicisme bon teint. Du jazz ? Il y en a aussi. Assez vite, Benjamin Duboc apporte une rythmique et une de ses phrases pivot, répétée, transformée, puissante, un autre ventre de Socrate, qui non seulement accentue encore la danse mais libère un bel espace au chant de Sylvain Kassap. Une fête, à partager.

Si la versatilité et la fluidité du discours de Sylvain Kassap ne sont plus à rappeler, je crois qu’avec un tel partenaire, la « mise en danger » du musicien conduit à un saut quantique joyeux, un changement d’ordre, une libération de certaines des nombreuses facettes de son talent.
Dans ce sous-sol parisien, nous avions le sentiment d’assister à l’un de ces moments rares que la musique sait parfois nous offrir. Deux créateurs en parfaite osmose et maîtres de leur art nous ont gratifiés d’une soirée qui nous laisse durablement émus. On en sort bluffé.

par Guy Sitruk // Publié le 16 février 2020
P.-S. :

Après les vidéos, quelques photos de la soirée
Racines au Comptoir le 17 janvier 2020 : Sylvain Kassap, Nils Kassap, Anil Eraslan, Claude Tchamitchian.

« Racines » est une réunion de quatre musiciens aux pratiques musicales multiples et variées, qui s’interrogent sur la place et les traces des musiques de leurs origines (Turquie, Arménie, Moldavie…) dans leur(s) pratique(s) actuelle(s).

On pourra retrouver ces deux improvisateurs dans une formation élargie en mai, à l’Atelier du Plateau, toujours à Paris : Kalkofen - Mercredi 20 mai à 20h
avec : Christiane Bopp, trombone, Benjamin Duboc, contrebasse, Toma Gouband, percussions, Sylvain Kassap, clarinettes

[1Un Citizen Eye de Laurent Poiget au sujet de la contrebasse de Benjamin Duboc