Scènes

The Bridge #9 au Pannonica

Nouvelle configuration du projet The Bridge au Pannonica - la neuvième depuis 2013, la cinquième à tourner en France.


Dana Hall. Photo Michael Parque

Le but n’est pas de confronter des nationalités hermétiquement fermées sur elles-mêmes dans une pureté fantasmée. L’important est l’alchimie fragile mais formidable qui peut éventuellement surgir des rencontres.

Dans l’idée d’une rencontre entre musiciens américains et français, celle-ci triche un peu : la vocaliste Mankwe Ndosi et le batteur Dana Hall viennent de Chicago, tandis que le clarinettiste Sylvain Kassap est français et que le slameur Mike Ladd (certes américain) travaille en Europe et vit à Paris depuis de nombreuses années. Ceci importe peu car le but n’est pas de confronter des nationalités hermétiquement fermées sur elles-mêmes dans une pureté fantasmée. L’important est l’alchimie fragile mais formidable qui peut éventuellement surgir des rencontres.

Et ce soir-là fut un grand soir.
Fort d’une tournée de huit dates, le quartet est soudé et la complicité évidente. Très en verve, Mike Ladd emporte avec lui ses camarades de sa voix grave et granuleuse. S’appuyant sur des propos pleins de poésie et d’humour, il se laisse aller au jeu de la pure improvisation. Il déclare, interrogé sur le sujet, ne jamais préparer de thème ou d’idée avant de monter sur scène, de peur de tricher. C’est ainsi, qu’en anglais, il raconte des histoires, telles qu’elles lui viennent. Un rêve de chantier de construction dans lequel il erre sans savoir quoi faire et dont l’architecte est Alexandre Pierrepont, l’organisateur et démiurge du projet The Bridge. Plus tard, il évoque ses souvenirs d’enfant métis (Noir, Blanc, Indien) dans un état du Nord des USA où certains chasseurs confondent parfois les Noirs avec les ours… Il sera, dans le texte et dans la musique, beaucoup question de l’identité première des Noirs américains et de leur musique inédite, toujours en construction, en mouvement.

Mankwe Ndosi, Sylvain Kassap, Joachim Florent, Dana Hall, Mike Ladd > The Bridge #9. Photo Michael Parque.

Mike Ladd, sans ego particulier bien qu’au premier plan, trouve en Mankwe Ndosi la partenaire idéale pour donner la réplique. Franchement amusée par les propos de son partenaire, elle alterne des parties parlées dans lequel elle l’interpelle, introduit d’autres éléments narratifs et des vocalismes portés haut avec clarté et puissance. Entre eux, Sylvain Kassap (à l’initiative de ce line-up) propulse des trilles avec sa clarinette en si bémol ou fait rouler des lignes groovy lorsqu’il se saisit de sa clarinette basse. Sans jamais négliger toute l’étendue de sa culture qui va du jazz européen le plus free à la musique contemporaine, il ponctue et relance le duo des parleurs avec à-propos. Il est aidé, en cela, par les baguettes de Dana Hall. Leur association est le point de jonction de l’ensemble car sa batterie, au départ éclatée puis de plus en plus resserrée est aussi structurante que foisonnante. Son expressivité et ses mimiques participent tout autant que les sons au spectacle.

Progressivement, par paliers, l’intention se fait plus politique et plonge le concert dans un manifeste pour la défense et l’illustration de la musique afro-américaine. D’une puissance rageuse à l’énergie communicative, Mike Ladd galvanise ses compagnons et ravit le public. Tout improvisée qu’elle est, la musique de ce quartet, ce soir-là, ne se déracine pas du terreau fertile qu’est le blues. Un blues ancien, fondateur, une pulsation artérielle.

A la reprise du deuxième set, l’arrivée du contrebassiste nantais Joachim Florent [1] va changer la donne en gonflant considérablement le son du groupe. L’entente avec Dana Hall est immédiate. Florent comprend immédiatement ce que ce dernier attend de lui : une colonne vertébrale élastique et structurante, un pivot. La basse ronflante se fond dans sa batterie complètement libérée et le Chicagoan, visiblement séduit, l’interpelle d’un “Come on, Man !” qui en dit long sur son envie d’aller plus loin. Poussés par cette nouvelle rythmique, tout le monde s’abandonne alors à un final festif où la spiritualité des âmes se mêle à l’exultation des corps.
Ce soir là, on a vu revenir les cohortes d’esclaves fantômes et leurs descendants.
Ils dansaient « sur le pont ».

par Matthieu Jouan , Nicolas Dourlhès // Publié le 20 décembre 2015

[1The Bridge propose souvent aux musiciens des scènes locales qu’il visite, de se joindre aux formations en tournée.