Sur la platine

Sonny Simmons : Staying On The Watch

En 1966, le free était encore jeune. De jeunes talents poussaient la porte avec un jazz éruptif, dont Sonny Simmons.


Il avait déjà joué avec Charles Mingus, Prince Lasha et Eric Dolphy. Cet album est son deuxième seulement sous son nom, et l’un de ceux qu’il préférait. Il est sorti deux ans après le décès de Dolphy, l’un de ses modèles.

Le premier thème, « Metamorphosis », est bien dans les us free d’alors : une séquence courte, acidulée, un peu brutale, comme on jette une bouteille à la mer. C’est juste un prétexte pour lever la bonde et laisser le trop-plein d’énergie se déverser avec fougue. Mais en rester là serait réducteur. Dans le début du solo de Sonny Simmons, on trouve un mix de rugosité et de sensualité, parsemé d’équivalents d’électro-chocs, des rafales de mitrailles douces, des staccatos à haute fréquence. Puis des spirales enfiévrées rappelant les couleurs d’un Coltrane des meilleurs jours au soprano. Le piano de John Hicks participe à cette fête païenne hors de contrôle avant l’unisson des deux souffleurs, avec la trompette de Barbara Donald. C’est une musicienne d’une très belle vitalité, jaillissante, rayonnante et sans complexe dans un monde où les femmes n’étaient pas bien nombreuses. Le piano peut juste poser quelques accords, alors que la batterie de Marvin Pattillo se libère. Brillante musicienne ! Un bel archet qui s’exprime en solo, celui de Teddy Smith avant le retour tonitruant de l’ensemble du groupe, tremplin pour un autre solo, celui de John Hicks, avec une batterie qui double souvent le phrasé du clavier.

Cette pièce illustre bien la musique de l’album. À l’exemple de la troisième piste, « City of David ». Elle se présente comme une succession de séquences d’où émergent quelques cordes pincées d’une basse aux couleurs espagnoles puis un flamboyant solo de trompette. Comme émulé, l’alto surgit avec une verve rappelant celle d’un hard bop encore puissant, la liberté, le déchaînement en plus, emportant la section rythmique avec lui. Le piano ramène un peu de calme pour laisser de l’espace à un solo de batterie, avant de reprendre le trait. On y sent de multiples influences. Ici, probablement Mal Waldron davantage que McCoy Tyner pour distiller tout le suc du thème.

« Interplanetary Travelers » souligne si nécessaire cette belle vitalité, ces discours d’une verve et d’une inventivité incroyables. Elle rappelle si besoin était l’influence d’Eric Dolphy et le traumatisme qu’a créé sa disparition brutale. C’est d’ailleurs avec ce thème qu’on se quittera.
À noter qu’avec « Distant Voice », on laisse ce registre pour un duo avec l’archet de la basse. Une sonorité un peu nasillarde aux couleurs étranges, des volutes lyriques, des circonvolutions tourmentées avant un nouveau solo à l’archet. Un moment d’une belle sensibilité.

Les amateurs du free d’alors pouvaient imaginer une bien belle carrière pour le saxophoniste. Le sort a fracassé cette promesse. Une grande éclipse. Mais avant, il y eut de belles réussites… et après aussi.
Profitons de cet album, indéniable reflet de cette époque d’émergence du free, à la vitalité qui continue de nous surprendre, un demi-siècle plus tard. Une révolution musicale qui n’en finit pas d’enfanter des merveilles.

par Guy Sitruk // Publié le 11 octobre 2020
P.-S. :

L’album est sorti à la toute fin de 1965 (ou en août 1966, les informations divergent) chez ESP Disk sous format vinyle. Il est encore disponible sur Bandcamp en numérique, et pour un dollar de plus, en CD + numérique.