Chronique

Keith Jarrett

Creation

Keith Jarrett (p)

Label / Distribution : ECM

Creation est un album live d’un genre un peu particulier. S’éloignant de l’usage qui consiste à rendre compte par le disque de la continuité d’un processus créatif au cours d’une même soirée, Keith Jarrett a cette fois préféré réaliser un album composite à partir de six concerts, afin d’éclairer une des facettes de son esthétique actuelle. Chose rare chez ECM, le pianiste a assuré lui-même la sélection et l’ordonnancement de ces neuf pièces improvisées lors d’une série de concerts à Toronto, Rome, Paris et Tokyo.

Agencé pour constituer une suite cohérente, cet ensemble réussit à faire oublier la diversité des sources utilisées. Il y réussit peut-être même trop bien, car disons-le, cette unité pourrait parfois confiner à la monochromie. Si Rio, son dernier album solo en date, nous avait montré le pianiste sous son jour le plus gai et chaleureux, Creation prend des atours bien plus austères. Plongé dans un état méditatif, le pianiste y construit des pièces graves et dépouillées qui doivent beaucoup à la tradition esthétique et formelle classique. Structurés essentiellement par leur architecture harmonique, ces tableaux sont développés avec lenteur et refus manifeste de toute séduction pianistique. Dans un souci de cohérence, les élans de l’improvisateur y sont subordonnés à l’équilibre de la composition – même si celle-ci est instantanée.

La musique qui en résulte est porteuse d’un paradoxe : malgré l’exceptionnel investissement de son auteur, celui-ci apparaît souvent lointain. Le besoin de Keith Jarrett de s’extraire de son environnement – et de le réduire en concert au silence absolu – comme condition préalable à la contemplation de son univers intérieur n’est probablement pas toujours sans conséquence sur la musique qu’il nous donne à entendre. Cette remarque permet de relever une autre singularité de cet album live  : on n’y entend ni ne devine la présence du public.

Ces réserves quant à la construction éditoriale et au relatif hermétisme de de disque ne doivent pourtant pas nous faire oublier l’essentiel : l’incroyable faculté d’improvisation de Keith Jarrett et la fermeté de ses conceptions. Elles sont uniques, reconnaissons-le.