Portrait

Touchstones - les 40 ans d’ECM


Ce qui était au départ une petite compagnie munichoise créée par le regretté Thomas Stöwsand bientôt rejoint par le plus célèbre Manfred Eicher, ECM (Edition of Contemporary Music) est vite devenu un des labels les plus importants de l’histoire du jazz, par la quantité - plus de mille albums produits -, et le renom des artistes et leur musique.
On se souvient avec émotion du premier disque d’ECM, Free at last, du Mal Waldron trio suivi de la découverte des musiciens qu’on disait alors « venus du froid », Jan Garbarek, le guitariste Terje Rypdal, Bobo Stenson, Arild Andersen, Palle Danielsson, Jon Christensen, Edward Wesala… des premiers Keith Jarrett, Paul Bley, Chick Corea, Paul Motian, Ralph Towner

A l’occasion de ce anniversaire, et tout en livrant régulièrement de nouvelles productions, Manfred Eicher a récemment présenté 40 rééditions formant sous le nom de Touchstones une nouvelle collection en « digisleeve » (coffrets et pochettes cartonnés) ; il s’agit de disques enregistrés entre 1971 et 1993 et pour la plupart indisponibles depuis une vingtaine d’années.

L’amateur désireux de compléter sa discothèque - ou de remplacer ses vinyles endommagés par les écoutes répétées - n’a que l’embarras du choix ; et bien sûr, on retrouve la même qualité d’enregistrement (« le plus beau son après le silence »), et le même soin apporté à la production et la conception esthétique - autant de caractéristiques du label.

Keith Jarrett, la grande vedette maison, toujours fidèle, est présent au sein de Touchstones avec trois chefs-d’œuvre : le solo de piano Facing You (1971), le Standard Live du fameux trio (avec Gary Peacock et Jack DeJohnette) enregistré à Paris en 1985 et l’étourdissant Bye Bye Blackbird, hommage du trio à Miles Davis en 1991 ; on retrouve Jarrett sideman avec Paul Motian (Conception Vessel, 1972) et avec le trop discret et pourtant si poétique trompettiste canadien-londonien Kenny Wheeler (Gnu High, 1975) ; suivent trois disques des guitaristes John Abercrombie et Pat Metheny, deux de Bill Frisell (par ailleurs en duo avec John Scofield dans les deux raretés du contrebassiste Marc Johnson, Bass Desires et Second Sight), et Ralph Towner avec ou sans Oregon.
A retenir également la présence de deux immenses contrebassistes, Miroslav Vitous, avec Chick Corea et Roy Haynes dans le pétillant et pétulant Trio Music Live in Europe (1984) et Dave Holland (Extensions), présent aux côtés du trompettiste polonais Tomasz Stanko dans son Balladyna… Autres joyaux rares : Paul Bley (l’indispensable Open, to Love), le Gary Burton Quintet, le duo Egberto Gismonti - Nana Vasconcelos, la chanteuse britannique Norma Winstone… Des musiciens qu’on n’entend plus ou que trop rarement…

Parmi les productions qui ont marqué la fin de l’année 2009 et le début de cette année 2010, signalons l’événement - le dernier Jarrett Paris/London - Testament, ainsi que le premier enregistrement « live » depuis quarante ans de Jan Garbarek, Dresden en septembre 2009 (double CD), avec son « Group. » On en aime la simplicité des mélodies confinant à l’épure, lyrisme tantôt exalté, tantôt emphatique, grandiloquent, incantatoire, voire pompier mais aussi flamboyant dans l’intensité extrême de cette sorte de folklore imaginaire, on apprécie le beau son de ténor alors que celui de son drôle de soprano, étriqué, pincé ou tranchant irrite souvent nos oreilles, et on note l’interprétation émouvante de « Milagre dos Peixes » (Milton Nascimento) ainsi que l’arrangement de « Rondo Amoroso » (Harald Sæverud).

Autre production récente (enregistrée en décembre 2008) : le Mostly Coltrane de l’élégantissime pianiste américain Steve Kühn (né en 1938) en hommage au saxophoniste qu’il accompagna pendant deux mois dans les années 60, avant d’être remplacé par McCoy Tyner. il s’agit ici de revisiter quelques-unes des compositions majeures du grand John en compagnie d’un Joe Lovano qui ne s’adonne à aucune imitation du maître et d’un Joey Baron plus coloriste à sa manière opposée à la tempête permanente d’Elvin Jones. Belle leçon de modestie, de révérence et de gratitude envers John Coltrane, ce maître spirituel qui a repoussé les limites du Jazz jusqu’à la transe pour célébrer l’universel, et ce dans l’esprit et non la lettre de sa musique, toujours présente.

De son côté, le pianiste norvégien Tord Gustavsen propose un Restored, Returned en quintet, c’est-à-dire avec son trio augmenté de Toer Brunborg (saxophones) et de Kristin Asbjørnsen (voc). La déception est proportionnelle au plaisir qu’on avait pris à l’écoute des trois précédents disques en trio (Changing Places, The Ground, Being There). Tout au long ou presque de ces onze compositions règne une atmosphère funèbre, une complaisance baignant dans une torpeur généralisée, morne et morbide, un sentiment d’accablement distingué, comme une prostration d’où émergent de rares titres ; la tonalité d’ensemble est donnée par la chanteuse qui évoque à la fois Björk, Nina Hagen et Janis Joplin chantant pour une veillée funéraire, comme dans le poème « Another Time » de W.H. Auden. Déception donc, quand on connaît le talent de ce pianiste-compositeur et son « romantisme minimaliste », ici désespérément absent.

Parmi les rééditions, signalons le coffret Colours du contrebassiste Eberhard Weber (un de ces musiciens pratiquant ce qu’on a appelé la « fusion germanique ») avec notamment le saxophoniste Charlie Mariano, le pianiste Rainer Brüninghaus et le batteur John Marshall ; trois CD : Yellow Fields (1975), Silent Feet (1977) et Little Movements (1980) illustrant parfaitement l’univers singulier de ce musicien plutôt discret depuis plusieurs années.

Enfin, véritable petit joyau de musicalité, d’élégance, de finesse, de raffinement, de maestria… la réédition de Crystal Silence, The ECM Recordings 1972 – 1979 du duo Gary Burton (vibraphone), Chick Corea (piano). La petite boîte blanche contient les neuf titres de Crystal Silence (novembre 1972), et Duet (neuf titres dont « La Fiesta »), In Concert (1) et (2), Zürich, 28 octobre 1979 . Sortis au moment où la furia du free faisait fureur, ces bijoux furent fortement discutés, vilipendés, dénigrés, voués aux gémonies par une grande partie de la critique d’alors, mais connurent un succès public estimable et mérité. Cette ressortie remet les choses en place - une place de choix au firmament du jazz, bref, de la musique.

Parus ces derniers temps, aussi : le duo Ralph Towner / Paolo Fresu intitulé Chiaroscuro, celui formé par Stefano Battaglia et Michele Rabbia, Pastorale, et la dernière œuvre en date, très attendue, de notre trop rare François Couturier Un jour si blanc, piano solo qui fera l’objet d’une chronique ici).

Bon anniversaire à Manfred Eicher et à ECM (qui pourrait aussi signifier : Excellente Créative Musique).