Chronique

Kristoff K.Roll

World is a Blues

Kristoff K.Roll (Carole Rieussec et J-Kristoff Camps) : (g, voc, elec, fx), Jean Michel Espitallier (voc), Christian Pruvost (tp)

Label / Distribution : Mazeto Square

Conçu d’abord comme un spectacle, World is a Blues est devenu un disque ; ou plutôt un livre-disque, objet hybride qui sied si bien tant au sujet qu’à ses créateurs, le duo d’artistes électro-acoustique Kristoff K.Roll. On les avait entendus il y a quelques mois avec Daunik Lazro, avec Actions Sonores, œuvre politique dans ce qu’elle a de plus franche. World is a Blues a la révolte qui se range du même côté, mais elle s’incarne davantage, dans le sens où elle raconte, témoigne directement des destinées diverses qui conduisent jusqu’à la jungle de Calais, et même du sort que la France réserve aux réfugiés. Dans ce contexte, le blues s’impose. Un blues qui peut prendre plusieurs formes, de lointaines réminiscences mandingues à une dureté astringente, qui plonge l’auditeur dans un étrange mélange de rage et d’empathie.

Ces derniers sentiments se diffusent sans filtre dans « Jackson », un des textes les plus forts. La guitare entêtante accompagne comme une lame l’histoire d’une petite fille perdue dans la guerre des grands lacs entre meurtres et viols. Le témoignage, agencé par l’écriture clinique de Jean-Michel Espitallier, est lu par Carole Rieussec, la moitié de Kristoff K.Roll, sans fard, avec divers partis pris sonores, entre prises de sons de la jungle de Calais et interventions de la trompette de Christian Pruvost. Une histoire comme tant d’autres dans les situations d’exil, mais qui plonge le propos dans une forme de réalité augmentée, inquiétante, qui doit tout autant à la dureté des mots qu’au travail opiniâtre des Kristoff K.Roll pour les mélanger au son et les rendre des plus réalistes et des plus crus. La grande réussite de World is a Blues est de ne pas confisquer le verbe aux réfugiés tout en les mettant en perspective, de « Le Blues de Naila » à « Amadou, poète Peul », ce sont les premiers concernés qu’on entend, qui racontent leur humanité et leur histoire contrariée, contrastée entre les récits d’entraide et la réalité de l’inhumanité institutionnelle, qui peut s’exprimer aussi dans la fureur sourde de la guitare (« Reda tous les permis », qui clôt le livre-disque avec une rage qui se partage entre espoir et résilience).

World is a Blues doit énormément aux textes de Jean-Michel Espitallier, qui aime notamment s’accrocher à un mot pour lui donner de la force et lui permettre de répondre aux riffs de guitare. C’est ainsi que le mot-outil « après » rentre dans la tête comme les barreaux d’une échelle qui descendrait vers l’enfer dans « Bedur, après » qui raconte l’histoire d’un départ d’Idleb en Syrie, un des textes les plus forts. Pour « Bilal », c’est « Voilà, c’est tout » qui ponctue le récit de colère d’un jeune tunisien arrivé comme mineur non-accompagné sur une rythmique électronique qui choisit une agressivité frugale qui sied bien au propos. Le récit choral voulu par Kristoff K.Roll est un hommage brut aux réfugiés, sans discours, la paroles des concernés se suffisant largement à elle-même, et se place dans la veine des documentaires musicaux. On ne peut qu’être ému et en colère à son écoute, qui se révèle particulièrement urgente et indispensable.