Chronique

Marker

New Industries

Ken Vandermark (reeds), Andrew Clinkman (g, right), Steve Marquette (g, left), Macie Stewart (keyb, vln), Phil Sudderberg (dms)

Label / Distribution : Catalytic Sound

Sélectionner un disque de Ken Vandermark, c’est souvent ouvrir une boîte de Pandore. Le saxophoniste est prolixe, aime les rencontres et confronter la raucité de ses anches avec toutes sortes de musique. On a connu No Exit Corner, mais il y a aussi son Resonance Ensemble ou ses aventures avec Jeb Bishop ou Nate Wooley. Mais aucun sans doute n’atteint le syncrétisme de Marker, orchestre lancé il y a maintenant trois ans et gros pourvoyeur d’albums ; New Industries est le dernier en date et résume à lui seul la démarche esthétique du multianchiste de Chicago. En un double album à la fois studio et live, conçu comme un gigantesque plan-séquence, les guitares punkifiantes d’Andrew Clinksman et Steve Marquette se confrontent à une tentation contemporaine dans les claviers et le violon de Macie Stewart (« La chambre #1 »). Le tout est volontairement hétérogène. Lorsque ça frotte pour de bon, dans le craquement sourd des cordes de Marquette bien placé sur son canal gauche, c’est même du papier de verre. C’est Vandermark, davantage excipient d’une recette complexe que boutefeu, qui trouve l’alliance et propose d’autres directions, totalement complémentaires.
 
Le quintet part très loin parfois, notamment en live (« Porto », avec un bel échange entre le violon de Stewart et le drumming serein de Phil Sudderberg). Très vite, il embrasse de nombreuses couleurs et réflexes en provenance de diverses facettes de la pop, pour mieux les intégrer à un free radical et volontairement insolent. Ce n’est pas l’auberge espagnole, tout s’emboîte avec la simplicité d’un jeu de Lego. Les plages sont longues, toujours supérieures au quart d’heure et mixent les thèmes comme pourrait le faire un DJ attaché au temps long, capable de varier la recette en changeant l’ordre des ingrédients. L’album studio, dédié à Robert Bresson met en exergue une phrase du cinéaste : « La même image amenée par dix chemins différents sera dix fois une image différente ». Vandermark le met en pratique en musique : le saxophone baryton de Vandermark, clé de voûte de l’ensemble à force de slaps sur « Key For 23 », peut tout à la fois valser avec le violon et jouer des coudes avec les guitares. Le rapport de force est d’ailleurs certainement la grande œuvre de Marker, sa capacité à rester debout voire à bâtir dans les vents contraires entre rock, jazz, et franges plus ou moins délimitées et furieusement créatives.
 
Dans la version live sur le second disque, « L’argent » a des allures de funk aride et cabossé, nourri par un Rhodes littéralement brûlant. Rien ne semble arrêter un quintet rompu à toutes les acrobaties, avec la souplesse de ceux qui maîtrisent moult cultures qu’il n’est fort heureusement plus possible d’opposer. Disponible sur BandCamp, comme tous les albums de Vandermark, New Industries parle aussi en creux de l’avenir de la musique. L’immédiateté revendiquée, qui va du studio à la scène avec un même élan en trois jours de temps, est aussi une vision très politique de l’organisation de la vie de l’orchestre et de l’économie du disque. C’est pourquoi Marker, quintet où le saxophoniste s’entoure d’une très jeune garde de Chicago, est un orchestre marquant et enthousiasmant ; sa modernité trépidante ne néglige rien et surtout pas le passé, tout en éclairant le présent d’une lumière crue et chaleureuse. Un coup de maître.

par Franpi Barriaux // Publié le 30 juin 2019
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