Scènes

La Pieuvre aux « Instants chavirés »

Les Instants chavirés étaient bondés en ce dimanche 31 janvier 2010 pour les nouvelles pièces de l’orchestre lillois : un triptyque improvisé non dénué d’une certaine théâtralité.


Les Instants chavirés sont bondés en ce dimanche après-midi : on se bouscule, on se marche sur les pieds pour commander un verre, on dit pardon et puis on recommence. La musique est en retard : il n’était pas prévu d’installer autant de monde entre les piliers de l’illustre temple du free jazz, sur les marches de fortune, ou debout, tout contre la porte d’entrée. Enfin, les musiciens descendent les escaliers. Ils sont vingt-cinq.

Vingt-cinq souffleurs, gratteurs, pinçeurs, chanteurs qui, au lieu de s’asseoir sagement s’éparpillent entre les spectateurs. L’un reste en haut, l’autre se glisse par ici, un troisième juste derrière… Les sièges du milieu de la salle demeurent étrangement vides, comme si son centre de gravité s’était déplacé. Le son, au lieu d’occuper le cœur de notre attention, déborde de son cadre pour mieux nous envelopper, nous envoûter. Les vingt-cinq tentacules de La Pieuvre s’immiscent dans les moindres recoins pour refermer la bulle sonore dont nous, désormais, constituons le centre.

La première pièce du triptyque s’intitule « Pièce pour 48 notes ». Quarante-huit notes, c’est deux par personne, deux uniques notes pour vingt-quatre voix qui, pendant une vingtaine de minutes, se superposent, s’arrêtent, repartent… Vingt-quatre ? Oui car la vingt-cinquième, au milieu, est silencieuse : Olivier Benoît, les yeux clos, attentif. Un geste et le trombone se tait. Un autre et c’est la batterie, un canon, un chant à l’unisson… L’archet de la contrebasse se fait plaintif, les cuivres ne sont plus qu’un souffle… Le chef d’orchestre referme le poing, c’est la fin. On a l’impression de s’éveiller d’une transe obsédante, de sortir soudain de la bulle de sons saturés tenus qui avait pris possession de l’espace mental et sensible de la salle.

Photo Jean-Michel Monin

L’orchestration, on le comprend vite, est aussi une mise en scène. La disposition visuelle est presque aussi importante que la disposition sonore, car l’une dépend de l’autre. Olivier Benoît conduit ses musiciens grâce à des gestes qu’il a inventé avec eux et qui favorisent une « inter-(ré)activité » des deux côtés de la scène. Née à Lille en 1999 dans la mouvance du CRIME (Centre Régional d’Improvisation et de Musique Expérimentale), La Pieuvre a en effet construit un langage singulier qui permet à des artistes issus du rock, de la musique contemporaine ou du free jazz comme à des électroniciens et des performers d’improviser ensemble sans avoir recours à la composition.

La deuxième pièce, « Prosopôn » (le « masque », en grec), qui rassemble l’orchestre au centre, prolonge et approfondit le travail sur l’espace et le temps de la « Pièce pour 48 notes ». On retrouve un dispositif scénique plus conventionnel, si ce n’est que les musiciens sont légèrement en contrebas par rapport au public, les plus proches se trouvant à moins d’un mètre des spectateurs. Alors que le premier morceau s’installait dans la durée et s’étalait dans l’espace, celui-ci, ramassé sur lui-même, ne se déploie que par soubresauts. Envisagée comme un « phénomène électrique », l’orchestration devient « conduction ». Les signes du chef sont des consignes strictes mais ouvertes à l’intérieur desquelles les musiciens gardent une certaine liberté, de façon à construire non pas un dialogue mais un tout qui lie « conducteur », interprètes et spectateurs. La salle est très réactive : public et musiciens semblent suspendus au chef, comme si chacun de ses gestes provoquait une décharge électrique ; mais celui-ci est tout aussi attentif à la justesse, à l’instant et au mouvement sonore.

Olivier Benoît pétrit littéralement le son dans le temps et dans l’espace — le son qui se trouve transformé en véritable matière, malléable à souhait, et qui se déplace dans l’orchestre de gauche à droite, d’avant en arrière, des soufflants et des voix vers les batteries et les cordes. Il vogue. Le flux et le reflux exige de chacun une attention extrême et pour saisir au vol la direction encore inconnue que va prendre la musique, tous les yeux sont rivés sur le chef. Celui-ci lui fait faire des vagues plus ou moins longues (dans le temps) et plus ou moins grandes (dans l’espace). Chaque voix est l’égale de sa voisine. Les chanteurs n’ont pas plus de place que l’électronicien ou le trompettiste. Il n’y a pas de personnalité singulière, rien qu’une masse sonore qui se propage jusque dans nos têtes et nos corps.

Photo Jean-Michel Monin

La Pieuvre procure une forte impression, tant physique que mentale. Les sons se nichent au creux du ventre avec une certaine violence dissonante, un effet coup de poing — celui de la vague contre laquelle il faut lutter. Mais ici on ne lutte pas, on accueille ce qui résonne décidément comme une catharsis musicale, à défaut d’être théâtrale – quoique le spectacle ne soit pas dénué d’une certaine plasticité. Car c’est une véritable expérience cathartique, non au sens christianisé de purification des émotions, mais au sens antique (et nietzschéen) de purification par les émotions. « Nous sortons du théâtre meilleurs que nous n’y sommes entrés par la seule raison que nous y avons été émus ». Ces mots, extraits de la préface d’Eugénie de Beaumarchais, sont parfaitement transposables à l’univers de La Pieuvre, dont les tentacules peuvent être aussi puissantes que… burlesques !

La « Pièce pour 143 cordes », courte et conclusive, allège l’atmosphère en plaçant une guitare entre les mains de chaque musicien ! S’ensuit un concert de pincements et de crissements qui fait rire l’assistance pendant dix minutes : traits crispés, gestes malaisés… là encore, le visuel est presque aussi important que l’auditif, la mise en scène participe de la représentation au même titre que la mise en son. Les musiciens formant un collectif au sein duquel nulle voix ne prend le dessus, mais où chacune trouve sa place (remarquons au passage qu’Olivier Benoît reste complètement silencieux), le spectacle trouve son équilibre dans la conjonction de tous ses aspects, et serait mutilé si on lui ôtait ce qui ne relève pas directement du versant musical.

La Pieuvre est à écouter, à voir et à (re)sentir.

Olivier Benoît (direction),
Sakina Abdou (saxophone alto),
David Bausseron (guitare électrique),
Samuel Carpentier (trombone),
Nicolas Chachignot (batterie),
Claude Colpaert (trombone),
Pierre Cretel (contrebasse),
Vincent Debaets (saxophone baryton),
Antoine Defoort (voix),
Martin Granger (synthétiseur),
Jean-Luc Guionnet (saxophone),
Patrick Guionnet (voix),
Martin Hackett (flûtes et mélodica),
Franck Lambert (échantillonneur),
David Lamblin (guitare électrique),
Stéphane Lévêque (basse électrique),
Yanik Miossec (clarinette),
Christophe Motury (trompette),
Peter Orins (batterie),
Michael Potier (saxhorn),
Christian Pruvost (trompette),
Marie Richard (voix),
Laurent Rigaut (saxophones),
Antoine Rousseau (basse électrique),
Jean-Baptiste Rubin (saxophone alto).