Scènes

Lê Quan Ninh et la magie des Instants

Parmi les premiers concerts de la rentrée, Les Instants Chavirés nous proposaient un solo du percussionniste improvisateur Lê Quan Ninh.


Lê Quan Ninh (Guy Sitruk)

Après une trop longue période d’abstinence, la soif de musique : tous les sièges autorisés sont occupés.

C’est dans l’ancienne Brasserie Bouchoule, une forme de hangar, aux murs fraîchement repeints, avec des sièges espacés pour d’évidentes raisons sanitaires et des chaises en plâtre, blanches, faisant partie d’une exposition et qu’il ne fallait bien sûr pas utiliser.
La salle est ouverte vers l’extérieur : la circulation des voitures n’est pas loin ; on ne peut donc s’isoler du bruit, ce qui est dommageable pour une musique qui sculpte le silence.

Lê Quan Ninh (Guy Sitruk)

Cependant, l’attention est vite capturée : des murs blancs, une grosse caisse posée horizontalement, et des frappes isolées sur le fût. L’extérieur s’estompe.

Même si le musicien revêt un costume asiatique, au demeurant très sobre, la musique n’est en rien évocatrice d’un quelconque Orient. Les caresses, les chocs, les frottements, les grincements, même les souffles comme sources ; les superpositions, les résonances et les silences pour en apprécier toutes les nuances, pour leur propagation, pour aiguiser encore nos oreilles.
Divers objets sont utilisés, en chocs répétés d’une manière hypnotique ou en frappes isolées, en frottements puissants qui font redouter la blessure de l’instrument, en vibration des autres objets simplement placés là.
Puis seulement deux pierres, cognées continûment, sans la moindre rythmique. Le musicien se déplace en poursuivant ces frappes, tourne le dos au public pour faire sonner ces pierres dans un angle de la salle, puis en choisit un autre, et revient, lentement, nous ayant fait ainsi déguster la projection des ces sons pourtant simples dans ce beau volume, qui devient de facto instrument. Il choisit alors une cymbale à main qu’il fait crisser au sol en grands gestes circulaires et lorsque ces vibrations nous ont bien vrillé les chairs et les neurones, il place ladite cymbale au-dessus de la peau en un lent mouvement vertical de va-et-vient pour nous en offrir les résonances.

Lê Quan Ninh (Guy Sitruk)

Pommes de pin, tiges de métal, plaques circulaires à ressort, bols de métal, lame incurvée, archet, mailloche… j’en oublie sûrement. Seul l’instant commande les choix… et le lieu.

Pendant les cinquante minutes du concert, c’est l’essence de la musique qui nous est proposée, avec un dispositif pourtant bien sobre. Pas de mélodie, pas de pulsation, mais les surprises de cette projection, de cette sculpture de l’espace. Dans les moments de calme relatif, le chaos urbain s’insinue un peu, mais l’attention ne se relâche pas.
On voit Lê Quan Ninh travailler patiemment ses pâtes sonores, ses trames, tel un artisan méticuleux. C’est qu’il faut nourrir nos oreilles affamées après un si long jeûne ; il faut faire renaître cette musique à proximité immédiate des corps, des yeux.
Ce jour là, il nous a reconnectés. Il s’est fait sourcier pour refaire jaillir ces sons nécessaires, pour nous faire retrouver la magie de l’instant.

par Guy Sitruk // Publié le 25 octobre 2020
P.-S. :

Site de Lê Quan Ninh

Ces quelques lignes à propos de l’ignorance : « Par touches, par bribes, par éléments épars, j’essaie de décrire ce qui se passe quand j’improvise mais je ne sais toujours pas ce que c’est. Mon ignorance est totale. »
C’est un extrait d’Improviser librement. Cet abécédaire d’une expérience est consultable en ligne.

À lire, une chronique d’un des concerts de Lê Quan Ninh, avec Frédéric Blondy, par Claude Parle