Chronique

Orchestre National de Jazz

Europa Rome

Jean Dousteyssier (cl, bcl), Alexandra Grimal (ts, ss), Hugues Mayot (as), Fidel Fourneyron (tb), Fabrice Martinez (tp, flh), Théo Ceccaldi (vln), Sophie Agnel (p), Paul Brousseau (cla), Didier Aschour (g), Sylvain Daniel (b), Eric Echampard (dms)

Label / Distribution : ONJAZZ Records

Roma, città aperta ! Après avoir visité Paris et Berlin, Olivier Benoit propose de faire cap vers le Sud et la métropole italienne. Mais cette fois-ci, il a confié les clés de la ville à deux compositeurs a priori éloignés du monde du jazz pour autant de pièces qui se répondent, reprenant ainsi un rôle strict de directeur artistique, tel que Daniel Yvinec envisageait le poste [1].

Eloignés ? Les choses semblent, comme toujours sur les barres asymétriques entre lesquelles nos musiques virevoltent, plus compliquées : Benjamin de la Fuente, qui signe « In Vino Veritas », est membre de Caravaggio avec Eric Echampard et Bruno Chevillon, qui laisse ici sa place à Sylvain Daniel, déjà bassiste chez Yvinec ; lorsqu’Olivier Benoit avait édité Serendipity en 2011, beaucoup - et nous les premiers - avaient comparé son solo avec La Longue Marche, exploration électro-acoustique au violon de De La Fuente. Quant à Andrea Agostini, qui signe ici « Rome, A Tone Poem Of Sorts », s’il n’est relié à aucun des musiciens, son travail autour de l’électronique et de la guitare électrique en fait un topographe remarquable. Ce n’est pas anodin si sa pièce s’appuie énormément sur les claviers de Paul Brousseau et la guitare de Didier Aschour pour exprimer le contraste que lui inspire Rome. Ainsi, sur « Which Way Out of Rome », c’est l’opposition entre le Fender et le piano de Sophie Agnel qui est la ligne de crête des mouvements de l’orchestre. Le choix même d’Aschour pour remplacer numériquement Benoit est mûrement réfléchi : le guitariste est membre de l’ensemble Dedalus où l’on retrouve entre autre le trompettiste Christian Pruvost [2]. Tous les chemins mènent à Rome, et toutes les musiques y conduisent.

On peut compter sur les compositeurs pour s’être imprégnés des expéditions précédentes de l’ONJ avant de projeter leur propre vision urbaine, au détour d’une petite rue absolument déshabillée de tout pittoresque. Dans Europa Paris, Benoit présentait la ville en familier, s’attachant à son essence et à ses dynamiques ; c’est ce qui marque la pièce d’Agostini qui plonge dans les paradoxes et les méandres de la capitale. Le violon de Théo Ceccaldi et le trombone de Fidel Fourneyron paraissent errer au milieu des ruines majestueuses qui dissimulent une reconstruction permanente, une réinvention trépidante menée par les anches d’Alexandra Grimal et Hugues Mayot (« Which Way To Rome ? » puis « Beta+World City »). Dans Europa Berlin, l’ONJ épousait la vision du voyageur, mâtinée de souvenirs et nimbée d’Histoire. C’est le postulat de De La Fuente. Construite autour d’une scène de Gente Di Roma, film tardif d’Ettore Scola qui pérégrine en transport en commun dans les rues de Rome, « In Vino Veritas » est une plongée directe au cœur populaire de la ville, les ruelles pavées cahotantes s’enquillent dans le vrombissement général, très exubérant (« Esuberanza 1 », longue entrée en matière où s’illustre la clarinette de Jean Dousteyssier). Le tutti des soufflants poursuit une basse sale et agressive, en rupture avec les cycles implacables de Benoit, dans une agitation que n’aurait pas reniée Laurent Dehors. Cette musique est celui d’un usager de Rome. Le violoniste fut résident de la Villa Médicis et sa vision est à hauteur d’homme. Elle n’en est pas moins étourdissante, surtout lorsqu’elle est éclairée par la trompette de Fabrice Martinez, qui conduit la pièce jusqu’au sommet du Palatium pour un regard périphérique (« Le Campane - Trasformazione »)

Il est certain qu’Europa Rome fera causer. Il y aura de farouches contempteurs et des partisans obstinés, certains que cet orchestre peut être emmené au bout du monde et même jusqu’à Oslo, la prochaine étape. Pour mettre en perspective tout ceci, laissons la parole à Italo Calvino, qui dans Les Villes Invisibles évoque les cités imaginaires que Marco Polo décrivait à l’empereur des Tartares, Kublai Khan. « Le pont n’est pas soutenu par telle ou telle pierre, mais par la ligne de l’arc qu’à elles toutes elles forment. Kublai Khan reste silencieux, il réfléchit, puis il ajoute : - Pourquoi me parles-tu des pierres ? C’est l’arc seul qui m’intéresse. Polo répond : Sans pierre, il n’y a pas d’arc ». Celles-ci sont décidément issues des plus belles carrières.

par Franpi Barriaux // Publié le 16 octobre 2016

[1On pense notamment au Shut up and Dance, lorsque John Hollenbeck et Bob Brookmeyer avaient pris la main le temps d’un disque.

[2Ancien complice de Benoit à l’époque du collectif Muzzix.