Tribune

La légende de Chet Baker

Analyse de quatre présupposés à la vie dure à propos du trompettiste et chanteur


Les trois âges de la vie de Chet (Pierre-Augustin Grivelet)

En préparant une présentation de l’œuvre de Chet Baker à l’occasion de la Journée Internationale du Jazz au Cinéma « 3 Casino » de Gardanne, quatre points font l’objet d’une interrogation légitime. Ces interrogations sont levées ici grâce à des recherches rigoureuses et néanmoins sensibles.

Présupposé 1 : Chet chantait-il juste ou faux ?…

Le film « Born To Be Blue » (le biopic sur Chet Baker) est marqué par un effort vocal surprenant de la part d’Ethan Hawke dans le rôle de Chet, notamment sur « My Funny Valentine », la question avait toute sa pertinence. Or c’est « I fall in love to easily » qui a fait l’objet d’une recherche approfondie à l’aide du logiciel « Audiosculpt ». La différence entre la voix de Chet et le tempérament de la partition originale est d’un quart de ton. Il n’y a pas de vibrato. Pourtant, les valeurs longues sont très justes. Surtout, les tierces majeures sont réduites et les tierces mineures sont élargies : tout se passe comme si, inconsciemment, Chet posait sa voix d’une façon naturellement blues ! Pas mal pour un petit « blanc-bec » de l’Oklahoma…

Présupposé 2 : Chet n’était qu’un pâle imitateur de Miles Davis…

On se souvient de ses débuts laborieux quand Charlie Parker l’embarque pour une tournée sur la côte Ouest. Le film restitue d’ailleurs les propos que Bird aurait tenus à Miles Davis : « Il y a un petit blanc sur la côte Ouest qui va vous faire très mal ». Or Chet n’est alors qu’un piètre imitateur de Dizzy Gillespie. Mais le « cool jazz » de Miles finit par lui parler davantage à partir de la sortie de Birth Of The Cool (1949). Le jeune « okie » apprend les solos, le style et l’approche du trompettiste de Saint-Louis. Et ce dernier ne l’appréciait pas vraiment. Le film le donne à voir dans la scène du « retour » de Chet à New-York au mitan des années soixante : Miles, loin d’être grand seigneur, fulmine. D’après Gerry Mulligan, avec qui il devait former le fameux Pianoless Quartet dans les années cinquante, ce sont pourtant la souplesse et l’originalité de son jeu qui ont plu à Bird. Tout s’est passé ainsi comme si Chet était devenu meilleur interprète des idées de Miles que Miles lui-même !

Chet (Pierre-Augustin Grivelet)

Présupposé 3 : Le sommet du jeu de Chet c’est pendant le quartet avec Gerry Mulligan, après il n’a fait que baisser…

C’est ce qu’affirment certains musiciens californiens, comme Bud Shank. Vaine jalousie commerciale ? Il y a certes un déclin au milieu des années soixante : sa carrière décline, il enregistre des disques commerciaux… surtout, il se fait casser les dents par un dealer. Cet élément central du film met en scène comme une « résurrection » de Chet alors que son état de junkie même le mettait dans une posture existentielle souvent mortifère loin d’obérer son talent artistique (l’héroïne boostait-elle son jeu ?). En tout cas il déclarait volontiers, lorsqu’il en prenait : « Je me sens calme. Je suis seul avec ma trompette ». Le film met en scène cette « résurrection » à New-York alors que Chet va plutôt connaître un retour de flamme de sa carrière en Europe.

Présupposé 4 : Chet ne savait pas lire la musique…

C’est ce qu’affirme Herbie Hancock dans le film de Bruce Weber « Let’s Get Lost ». Or il savait (laborieusement certes) déchiffrer une partition -réminiscence de ses passages dans des orchestres militaires ? Par contre il ne savait pas lire les grilles d’accord. Russ Freeman, l’un de ses pianistes pour les sessions sur Pacific Jazz : « Il ne savait rien de l’harmonie ». Et lui-même ne déclarait-il pas : « Les symboles d’accord ne veulent rien dire pour moi ». Il se promenait de note en note depuis la mélodie d’origine, et c’est en cela qu’il était un génie musical, par une sorte de « respiration de l’inconscient ». « Pour moi, si ça sonne bon c’est bon » pouvait-il déclarer avec sa simplicité paysanne.