Scènes

La Nuit du Jazz : un bain de jouvence pour le conservatoire

La Nuit du Jazz au Conservatoire Pierre Barbizet de Marseille, le 12 novembre 2021, organisée par le CNRR et Marseille Jazz des Cinq Continents.


Il a suffi qu’un jazzman comme Raphaël Imbert prenne la direction du Conservatoire Pierre Barbizet, à Marseille, pour que la vénérable institution prenne un véritable bain de jouvence à l’occasion de ses deux cents ans grâce à une Nuit du Jazz. On se doutait que le directeur n’allait pas se contenter de booster le département jazz de la maison. Mais de là à donner au Palais Carli (puisque tel est le nom de l’édifice bâti sous le Second Empire) des airs de maison du peuple, comme si le jazz se faisait communard…

Nous n’avons pas pu accéder à la salle Tomasi où étaient initiés les (d)ébats. Et pour cause : elle était prise d’assaut, en dépit d’une jauge limitée à 1500 personnes. Entre Raphaël Imbert, Anne Pacéo, Celia Kaméni, Christophe Leloil, Pierre Fénichel, Théo Croker qui se pointe juste avant son set… des formations d’élèves, et un public exponentiel, impossible de mettre un pied dans cette pièce où France Musique a posé micros et kakémonos, à l’occasion d’un exceptionnel Openzaï, animé de concert par Alex Dutilh et Nathalie Piolé. En bon poisson, nous essayons de nous frayer un passage vers la classe de percussions où les minots s’enjayent, avec le concours des profs de jazz que sont le tromboniste Romain Morello et le pianiste Fabien Ottones.

Théo Croker (au second plan : D’Leau et Eric Wheeler)

Theo Croker Quintet
C’est déjà l’heure du gig de Theo Croker et de son gang BLK2LIFE, salle Audoli : le trompettiste MC vient défendre son nouveau répertoire devant un parterre acquis à sa cause - on a fait asseoir les enfants devant, suggestion d’Hugues Kieffer, le directeur artistique de Marseille Jazz : « This is really inspiring », devait déclarer l’Américain.
Le set de batterie est peut-être un peu trop chargé (neuf cymbales) et dans cet espace difficilement sonorisable, le son ne va pas être au top. Pourtant le quintet conquiert l’auditoire, entre boucles synthétiques et quête d’un son naturel (le DJ, D’Leau, balance des piaillements d’oiseaux en intro de chaque set). Mike King, le pianiste-claviériste, déroule des chorus ravageurs et le batteur, Shekwoaga Ode, se lance dans des dialogues relevés avec le trompettiste, un peu à la dirty dozen, ces joutes verbales sur le mode « je te chambre » typiques de la culture afro-américaine. La trompette oscille entre l’épique, avec un timbre confondant de sensualité, et le psychédélique, avec force effets dont une pédale wha-wha judicieusement dosée. Le contrebassiste, Eric Wheeler, tranquille, déploie des lignes funky rappelant parfois le jeu d’un Larry Graham (le légendaire bassiste de Sly Stone, inventeur du slap à la basse électrique). Avec un esprit racaille cool et assumé, le quintet fera deux sets dans la soirée. « Take your time, I’ll free your mind » devait rapper Croker avec son flow imparable.

La nouvelle génération de la musique noire américaine contribue à l’anniversaire de la vénérable maison qui accueillit, dès 1964, la première classe de jazz dans un conservatoire français, dans une ville où, justement, le jazz a émergé des bas-fonds il y a un peu plus de cent ans [1].

Labyrinthe de jazz
Après de telles claques sensorielles, une déambulation dans la labyrinthique maison s’impose. Le batteur David Carniel (le frère d’Enzo) joue dans trois formations ce soir-là : s’il est sollicité à ce point, c’est pour son sens musical d’exception - nous le verrons notamment avec Oni Giri, une formation en quête d’une forme d’évanescence élégante et groovy, amenée par le pianiste Rémi Denis. Les étudiant.e.s en fin de formation au conservatoire relèvent le défi commémoratif en lui donnant les atours d’une fête infinie - on croise ainsi plusieurs fois l’élégant contrebassiste Damien Boutonnet, parfois avec son instrument sur le dos, comme s’il trimballait vraiment sa maison. [2] Dans l’une des bibliothèques, c’est le quartet Élise & Moi qui s’exprime : la remarquable Élise Vasalucci s’y entend pour conduire son groupe sur des textes en français.

Elise & Moi (Pierre Mikdjian -de dos-, Elise Vasalucci, Nghia Duong, Jeremy F. Marron)

Looking for the jam-session
La rumeur fait état d’une jam-session. Aussi, plutôt que de monter vers les greniers, nous redescendons au rez-de-chaussée. Le batteur Edward Perraud s’y produit avec son trio Hors Temps et, pour le coup, nous sommes bel et bien perdu, comme dans un doux rêve de jazz, tellement nos repères sont abolis par ces sculpteurs d’espace sonore (Bruno Angelini, ancien élève des lieux, semble lui-même espanté, comme on dit à Marseille, par l’art du drummer).

Bruno Angelini

Nous recroisons Raphaël Imbert, qui s’apprête à faire un set en duo avec Anne Paceo… Voyant qu’il a d’autres chats à fouetter (enfin, en l’occurrence, ce sera plutôt la batteuse qui fouettera ses cymbales), nous cherchons quelque accès à une cave –« z’avez pas vu la jam-session » ?. Dans les vespasiennes, nous croisons Theo Croker et lui posons la question « Ah moi je ne sais pas, je dois partir pour prendre l’avion à 4 heures du matin ». Nous ne trouverons pas cette jam. Mais il paraît que, depuis, les fantômes du Palais Carli, comme pris d’une seconde jeunesse, se livrent à des sessions endiablées dans les caves de l’édifice et que les esprits des communards marseillais qui hantent le lieu y dansent comme des malades !

par Laurent Dussutour // Publié le 9 janvier 2022
P.-S. :

Merci à Arielle Berthoud pour son accueil.

[1Lire et relire Gilles Suzanne-Michel Samson, « À fond de cale. Un siècle de jazz à Marseille 1917-2011 », éd. Wild Project

[2Ce n’est pas pour rien que la marque Turtle Bag est leader sur le marché des housses de contrebasses