Tribune

La dernière berceuse de Chet

Carte blanche à Greg Houben


Greg Houben au Boeuf Carotte Club

J’avais 8 ans et Chet Baker était debout devant moi.
Pour Citizen Jazz, le trompettiste chanteur prend la plume, le temps d’un souvenir d’enfance.

Ce sont de grands couloirs éclairés par de hautes fenêtres en verre dépoli trahissant une lumière de fin de journée. Le bruit de nos pas résonne sur le carrelage moucheté noir et blanc. Je tiens la main de mon père, elle est douce et un peu froide - il se plaignait souvent d’une mauvaise circulation sanguine. Nous allions à la rencontre de quelqu’un d’important, un ami musicien. Mon père ne dit rien et je n’ose troubler ce silence. Je sens que le moment est important, presque solennel.
Tout à coup, apparaît une silhouette mince et élégante à contre-jour, dans le lointain. Cet homme devait avoir 150 ans, je n’avais jamais vu de visage aussi marqué. Les deux hommes se mirent à parler une langue étrangère, le seul son de la voix du vieillard suffisait à me captiver. Sa voix était douce, comme les mains de mon père. J’avais 8 ans et Chet Baker était debout devant moi.

Quelques minutes plus tard, je me trouvais au premier balcon de la salle du philharmonique de Liège (Conservatoire), accoudé sur le velours rouge de la rambarde, les fesses touchant à peine l’extrémité du strapontin. Le concert commence, les premières notes me paraissent déjà familières. Plus le temps passe et plus je me sens à la maison, en sécurité, comme si le son de la trompette de Chet venait me caresser les cheveux avant de me souhaiter une bonne nuit.

Nous écoutions souvent Chet à la maison, si bien que je pouvais chanter nombre de ses solos par cœur. Nous avions une vieille trompette Coon que j’allais chercher de temps en temps pour me donner l’air d’un jazzman, je trouvais ça plutôt cool ! Mon père m’avait appris à imiter Miles Davis et Chet Baker. Pour l’imitation de Miles, je devais me tenir debout, penché en avant afin de faire passer le pavillon entre mes jambes. Difficile de sortir un son dans ces conditions, comment faisait Miles ? Pour l’imitation de Chet, je devais m’asseoir les jambes croisées, fermer les yeux et diriger le pavillon vers le sol. Les amis de mon père étaient très amusés de ces imitations et moi, j’étais fier comme un petit coq.

Plus le concert avançait et plus je me laissais bercer par cette tendresse, rien ne pouvait m’arriver. A cette époque, il jouait souvent les compositions de Richie Beirach comme « Leaving » ou encore « Broken Wing » mais aussi d’autres standards l’ayant accompagné toute sa vie comme « Just Friends » ou « Love for Sale » . Ce soir-là, nous avions même eu droit à l’incontournable « My Funny Valentine ». A ce moment précis, une infinie douceur remplit la salle ; je m’assure, l’œil mi-clos, de la présence de mon père à côté de moi et je m’endors, bercé par la tendresse du monde, en paix…

Aujourd’hui je voudrais revivre ce moment, en gardant les yeux ouverts pour ne pas en perdre une miette. Je voudrais vivre chaque seconde comme si c’était la dernière, profiter en pleine conscience de ce qui s’offre à moi… Puis au fond, je me dis que j’ai bien fait de ne pas lutter, de m’être laissé aller dans le plus juste des sommeils au son du trompettiste qui m’a le plus accompagné dans ma vie de musicien.

Merci Chet et bonne fête papa !

Greg Houben, le 17 juin 2020.

par // Publié le 19 juillet 2020