Portrait

Laborie Jazz met les orTie en boîte

Citizen Jazz était invité par Laborie Jazz à l’enregistrement du premier album du duo orTie en février 2013.


orTie, duo rhônalpin qui fait une irruption fracassante dans le paysage du jazz français, prépare son premier album chez Laborie. Nous étions là pendant qu’ils « mettaient en boîte » le CD à venir.

Le label Laborie Jazz aime miser sur les talents qui montent. Avouons qu’il a souvent vu juste, inscrivant à son catalogue Yaron Herman et Émile Parisien dès sa création en 2006, puis misant sur Murat Öztürk (2009), Benjamin Moussay (2010), Arnault Cuisinier (2010), Perrine Mansuy (2011) ou Shai Maestro (2012), pour n’en citer que quelques-uns.

Elodie Pasquier, photo © Christophe Charpenel

Un an presque jour pour jour après l’enregistrement du Sweet And Sour de Daniel Humair, me revoici au domaine de la Borie pour un nouveau reportage. Je connais orTie depuis qu’en juillet 2012, au Tremplin de Jazz à Oloron, ils m’ont mise dans leur poche en un court set de 40 minutes. Quelques mois avant, ils avaient proprement emballé le jury du Tremplin JAZZ(s)RA et décroché à l’unanimité le prix Révélation Émergence.

Razzia sur les tremplins l’été 2012, premier album en 2013. Comment Laborie les a découverts ? Au salon Jazzahead 2012, à Brême, le stand de Laborie est voisin de celui de Rhône-Alpes Arts. « Ecoute un peu ça » : les deux vidéos publiées par JAZZ(s)RA sur Dailymotion - le « lot » gagné en remportant le tremplin.

Jean-Michel Leygonie (directeur artistique du label Laborie Jazz) « flashe » - c’est son mot - sur « Gatito », programme orTie au festival Eclats d’émail, et décide de coproduire leur premier album, en collaboration avec Rhinojazz(s), de les aider à trouver une chargée de diffusion… C’est parti.

Générique

Aux clarinettes mi bémol, si bémol, basse : Élodie Pasquier.

Après six ans au Conservatoire de Besançon, « dont trois à jouer de la clarinette 10 heures par jour », elle jette aux orties - déjà - le costume étroit de musicienne d’orchestre pour se consacrer à des formes d’expression plus libres. Un professeur, Christian Peignier, sera déterminant dans son évolution musicale.
Ses qualités techniques et sa musicalité lui permettent de se frayer rapidement un chemin dans le monde du jazz contemporain rhônalpin, même si elle avoue que « la transition du classique au jazz a été assez longue à assumer ». Elle participe à la création de plusieurs ensembles : le trio Singe, le sextet de clarinettes basses Nadja, joue avec Christophe Monniot, Laurent Dehors, la Marmite Infernale, Bruno Tocanne, enregistre avec le Libre(s) Ensemble, Quinsin Nachoff… et intègre le très allumé Very Big Experimental Toubifri Orchestra fondé par…

Grégoire Gensse. Au piano, à la voix, aux objets, à la trompette parfois.

Agitateur d’idées musicales, il se définit comme « en éternel apprentissage ». Son parcours artistique est très personnel, « pas du tout le genre ’J’apprends et après je joue’, non, tout à la fois. »
Quelques passages par le Conservatoire, certes - c’est là qu’il rencontre Élodie - hachurés par une bougeotte permanente qui l’amène à aborder pêle-mêle la chanson (le duo Couette), des expériences pop/noise cinglées comme le Very Incrédibeule Kazio Orchestra, le cirque contemporain avec - depuis peu - le Cirque Plume, mais aussi et surtout la musique balinaise.
Raide dingue de gamelan depuis qu’il en a entendu un à la radio quand il était petit, Greg part, à 18 ans, passer trois mois à Bali sous la houlette de Catherine Basset, anthropologue. Les débuts sont durs, il manque de tout plaquer et rentrer au bercail mais il s’accroche. Il revient cinq fois, enseigne la musique balinaise à la Cité de la Musique, monte KoBaGi, un ensemble qui mixe percussions corporelles, bambous et tradition vocale. Il en a bien sûr rapporté quelques thèmes mélodiques, tel « Parashara », mais ce n’est pas l’essentiel. « Ces expériences ont eu surtout une énorme influence sur ma manière de concevoir le corps collectif, et sur les manières de répéter », précise-t-il. « Ça m’a appris beaucoup de choses sur la sincérité dans la musique ou avec les gens. »

Photo © Diane Gastellu

Intérieur jour

15 février 2013, fin de matinée, j’arrive en pleine réécoute d’un thème, « Pot catalytique », l’un des premiers morceaux composés par orTie. Deuxième prise. Philippe Abadie, l’ingénieur du son à sa console, le duo, tout le monde est concentré, presque tendu.

« C’est celle-là la bonne. »

Greg est du même avis. Élodie tourne les talons et sort, pas contente - un petit défaut de justesse sur cette prise-là - mais revient, prête l’oreille et acquiesce : « Ok, c’est la seconde la bonne. Les dynamiques sont meilleures. »
« Là, je verrais bien un contre-chant », risque Philippe.
« Mais il y a un contre-chant ! Il y a de la voix là-dessus. On ne l’a pas encore faite, pour l’instant, mais elle y est. »

C’est ça, un ingénieur du son… pas un sorcier qui déplace des manettes d’un air pénétré : un musicien à part entière, partie prenante de ce qui se crée, et entièrement à part, car lui seul détient la maîtrise technique nécessaire pour que l’album fini reflète non seulement ce que les artistes ont joué, mais ce qu’ils ont voulu faire passer. « Plus tu chantes avec ta clarinette », explique-t-il à Élodie, « plus tu tournes autour d’un thème, et plus c’est toi ».
De l’ingé-son comme un accoucheur de musiques.

On part déjeuner, puis on enregistre ce fameux contre-chant. Réécoute. Pendant que l’accordeur intervient sur le piano qui a un peu « bougé », le duo donne une interview à d’autres journalistes invités par la production. Philippe Abadie en profite pour rétablir, presque en direct, les respirations coupées par les « drops ». « Voilà à quoi ça sert, les interviews, ce sera ça de moins à faire pour le mix. »

Ça peut servir à interviewer les ingénieurs du son, aussi. Amoureux de son métier - et doté d’un curriculum vitae assez décoiffant -, il est arrivé la veille de la session pour tout mettre en place au mieux : « Je ne suis pas un businessman ».
Comme le travelling, la réalisation d’un album est pour lui affaire de morale. « Aucun equalizer à la prise de son, tout est dans le placement des micros qui permet de faire ressortir les harmoniques. Quant à la réverbération… les systèmes numériques, si perfectionnés soient-ils, sont trop simples et cela s’entend. Le dernier album de Murat Öztürk, par exemple, a été produit sans aucune réverbe. »

La durée totale d’enregistrement avoisinera les 80 mn, ce qui permettra de sélectionner. Philippe préfère quand les musiciens concentrent leur discours : « Je ne vois pas l’intérêt de bourrer les plages sur les albums. C’est une habitude venue du format vinyle, mais de nos jours rien ne l’impose. On continue à faire du remplissage au détriment de la qualité. Or, aujourd’hui, le format album ne signifie plus rien : on télécharge des titres à l’unité. Les labels n’ont rien vu venir… »
« Et puis c’est un investissement : si jamais vous disparaissez… », lance-t-il à orTie qui revient. Rires.

Reprise de l’enregistrement. « C’est rien, c’est la fatigue » - c’est le titre. L’intro est particulièrement « piégeuse ». « On s’en rend compte en enregistrant, c’est quand même compliqué les morceaux d’orTie ! » Plus tard, il est question de « Conférence sur la microbiologie des sols ». Est-ce un autre titre ou ai-je perdu le fil ?
Gare toutefois à ne pas se méprendre sur le côté bouffon de ces intitulés. La musique d’orTie regorge de lyrisme et de choses à dire, et joue avec bonheur de la complémentarité entre le son très dense des clarinettes d’Elodie Pasquier, à la fois délicat et plein d’énergie contenue, comme le pas d’un chat, et le caractère plus explosif, percussif, du piano fantasque de Grégoire Gensse, qui cultive son penchant pour une folie poétique et débridée.
« Céphalée barotraumatique », ça je sais : c’est bien un des morceaux. Il s’appelait autrement, avant. Plus tendancieux… J’ai des preuves.

Photo © Diane Gastellu

Intérieur nuit

Fin de la journée, tout le monde - production, journalistes, musiciens, techniciens - se retrouve au gîte. Les conditions du séjour sont importantes dans la réussite d’un enregistrement, et en Limousin, on sait recevoir. J’ai noté quelques questions sur mon calepin. Les réponses se font parfois écho, comme dans une partition fuguée.

- La place d’orTie dans votre parcours musical ?

Greg  : Dans la région Rhône-Alpes, je n’étais pas connu en tant que pianiste, et encore moins de jazz, mais plutôt pour l’expérimentation, l’impro ; je faisais une musique de migrations et de rencontres : beatbox, percussions corporelles, trompette… Avec orTie je me suis assumé en tant que pianiste.

Élodie  : Le duo est mon projet-phare en ce moment, celui qui me prend le plus de temps. J’avais envie de ce format sonate, d’un travail en profondeur de l’instrument, et la performance me manquait.
Côté humain c’est la perfection. Je découvre Greg en tant que pianiste, leader, compositeur. Voir quelqu’un qu’on aime naître sous ses yeux en tant qu’instrumentiste, c’est humainement très important. Il y a beaucoup de bienveillance entre nous, on n’a pas envie de se faire mal, mais beaucoup d’exigence aussi : on répète beaucoup, on se voit tous les jours.

Greg  : On a appris à se mettre en danger. Un danger jouissif parce qu’il y a cette confiance. Et beaucoup de café.

- Qui apporte les compositions ?

Élodie  : Un peu chacun. Surtout Grégoire, qui compose plus des suites que des morceaux. Et puis, il y a des morceaux plus écrits que d’autres. « Eliode » est très écrit. En revanche, « Parashara », ce sont trois thèmes que nous avons construits ensemble, c’est pratiquement une écriture commune : beaucoup de choses viennent du live.

Grégoire  : Élodie amène des idées harmoniques, moi plus des structures.

Élodie  : Je pense différemment. Pour moi Grégoire a une écriture très fournie avec beaucoup d’idées qu’on structure ensemble. Chez moi en revanche, il y a moins d’écriture mais c’est plus structuré.
De plus en plus, on s’apporte des choses approfondies. C’est un peu un cadeau : « Tiens, regarde, j’ai écrit ça pour nous. »

Photo © Diane Gastellu

- Cette session et cet album pour Laborie, cela marque un aboutissement, un point de départ ?

Élodie  : A la fois un point culminant et un point de départ. C’est un passage de cap. Nous avons eu trois jours pour répéter et enregistrer, des conditions de rêve. Nous sommes agréablement surpris.
Cela dit, il est difficile, en studio, de faire passer autant d’émotion qu’en live. On connaît notre set, on a pu travailler les intentions, mais ça ne se passe pas en studio comme sur scène.

Grégoire  : On ne fait pas non plus la même chose en studio qu’en scène. Ici on peut - et on veut - faire quelque chose de très propre. Sur un des titres, Élodie change de clarinette - elle passe du mi bémol à la clarinette basse. Sur scène elle n’a pas le temps, mais là c’est possible et ça sonne mieux.
Cela dit, ce n’est pas de la musique facile. J’aime bien écrire des trucs que je ne sais pas jouer ! (rires)

- Il y a une chose particulière dans votre musique, c’est la cohabitation d’une expression très lyrique et de séquences répétitives qui semblent jouer sur l’agacement, la tension. C’est un choix politique ? (rires)

Greg  : Je crois que ça me vient de Bali. C’est un peu du lâcher-prise, une façon de se mettre en état d’urgence. Avec le Very Big, sur un morceau, on joue la même chose pendant 15 minutes, ça donne une sorte de tension jouissive, j’aime bien ce côté-là.
Il y a une appréciation qui a le don de me mettre en colère, c’est quand on me dit : « C’est sympa ». Je n’ai pas l’intention d’agacer, mais je ne veux pas laisser indifférent.

par Diane Gastellu // Publié le 3 juin 2013
P.-S. :

L’album d’orTie sortira en septembre 2013. Mais il sera présenté officiellement en Rhône-Alpes dès le mois de juin, avec notamment un concert le 25 salle Condorcet à Saint-Chamond, dans le cadre des résonances avec Jazz à Vienne instaurées par le Pôle métropolitain.