Entretien

Laurent Cugny

Son nom est indissociable de grandes formations qu’il a dirigées depuis la création, à la fin des années 1970, du big band « Lumière ». Le pianiste et compositeur est également professeur de musicologie et c’est à la fois le musicien et le théoricien qui nous a reçus.

Notre entretien porte sur la sortie de son opéra jazz « La tectonique des nuages », Grand Prix de l’Académie du Jazz 2010 (catégorie « Meilleur disque de l’année »).
Rappelons que Citizen Jazz a déjà consacré à Laurent Cugny plusieurs articles, reportages et entretiens dont on trouvera les références ci-contre.

- La Tectonique des nuages, double CD accompagné d’un DVD, vient de sortir. Pourtant ce projet existe depuis plusieurs années. Pourquoi un tel décalage entre la sortie du projet et sa publication ?

Parce que c’est un projet lourd. Toutes ses étapes ont été compliquées à mettre en œuvre, l’enregistrement comme le reste. Pour celui-ci, plusieurs options ont été envisagées, dont une prise en direct lors des représentations au Théâtre de la Ville en 2007. Finalement, grâce aux possibilités que Radio France, via le label Signature, nous a offertes, nous avons décidé de tout refaire en studio. Les contraintes des disponibilités des personnes et des studios ont fait que le processus s’est étalé sur une période assez longue.

- L’opéra dure deux heures environ. Y avait-il des contraintes de cet ordre lors de son l’écriture ?

Non. Les contraintes que nous nous étions imposées (François Rancillac, metteur en scène et co-concepteur du projet, et moi-même) portaient plutôt sur le format : nous nous étions mis d’accord sur la forme « opéra de poche », en l’occurrence trois chanteurs et dix musiciens, avant même le choix du sujet. Nous nous sommes tenus à cet impératif, mais à part cela, tout était ouvert. Nous avons passé plusieurs années à trouver le texte. Au départ, nous pensions à un texte original. Plusieurs ont été proposés par plusieurs auteurs. Finalement, François, qui voit et lit des centaines de pièces chaque année, m’a proposé une adaptation de Cloud Tectonics, de José Rivera ; après réflexion, nous avons décidé que c’était cela qu’il fallait faire, choix que je ne regrette pas. (Cf. L’article de Citizen Jazz consacré à la création de l’œuvre.)

- Quel a été le moment le plus délicat dans la conception et la mise en œuvre ?

Le paradoxe est que les aspects de production matérielle ont été beaucoup plus retors que ceux de la production artistique. Celle-ci s’est même faite beaucoup plus facilement que je l’avais imaginé. Il est vrai que nous avons mis beaucoup de temps à trouver le support – la pièce de Rivera – mais une fois ce choix opéré, les choses se sont mises en place assez naturellement, grâce aux personnes. Toute cette période de pré-gestation, si je puis dire, avait permis de préciser ce que nous voulions, François et moi. Mais il restait un problème : aucun de nous ne voulait écrire les paroles des chansons. C’est alors que Yann-Gaël Poncet est entré dans la danse. D’abord comme chanteur du second rôle, mais aussi comme auteur des textes. Puisque nous étions d’accord sur ce choix, il était évident qu’il fallait l’associer à l’adaptation de la pièce. Nous nous sommes alors mis tous les trois autour d’une table – c’est un des meilleurs souvenirs de toute cette histoire – et, à partir du texte, nous avons construit l’adaptation. Les choses se sont faites de façon très naturelle, chacun amenant ses vues qui étaient discutées pour, en général, aboutir rapidement à un consensus. L’adaptation s’est ainsi mise en forme en quelques réunions. Par ailleurs, nous commencions avec Yann-Gaël à écrire les chansons. Parfois, il me donnait le texte et je devais faire une musique ; plus souvent, je crois, c’était l’inverse. Est enfin arrivé le moment où il fallait tout mettre en forme pour arriver au produit fini. J’ai écrit toutes les musiques qui restaient et nous avons ajusté le tout ensemble, au fur et à mesure. Mais encore une fois, cela s’est fait facilement et assez rapidement.

Photo © Hélène Collon/Objectif Jazz

- Pourquoi n’y a-t-il pas sur le disque, comme sur scène, de didascaliste ?

Il faut préciser que nous n’avons jamais pu réaliser le spectacle dans une version opératique complète, c’est-à-dire avec décors et mise en scène. Nous n’avons joué qu’une version scénique avec les chanteurs assis devant les musiciens. Or, il restait impératif que le public comprenne l’histoire. Par conséquent tous les éléments de sens normalement produits par la scénographie devaient être introduits d’une autre façon. Le seul moyen était un didascaliste qui formule ce qu’on ne pouvait pas voir. Mais avec l’enregistrement, nous revenions à la situation initiale, comme pour n’importe lequel opéra. Vous n’imaginez pas un enregistrement de Tosca où quelqu’un vous raconterait au fur et à mesure comment sont habillés les personnages et ce qu’ils sont en train de faire ! La condition est évidemment que le livret soit entièrement disponible, ce qui est ici le cas en français et en anglais. Vous pouvez donc aussi bien vous laisser aller à écouter et recevoir l’histoire comme elle se présente auditivement. Si l’on souhaite suivre l’intrigue plus précisément et profiter de toutes les subtilités du texte, on peut alors écouter en suivant en lisant le livret, où se trouvent certaines indications de mise en scène.

- Le mariage entre l’opéra et le jazz est peu commun. Vous citiez dans une interview précédente Blood on the Fields et Escalator Over the Hill. Quelle a été la place des projets antérieurs dans votre travail ?

Comme souvent dans ce cas, il s’agit plutôt de références que de modèles au sens strict. Il m’est arrivé aussi de citer West Side Story. Je pense qu’il existe tous les niveaux d’influence. Du plus particulier – certains procédés, éventuellement des techniques spécifiques, des façons d’agencer, d’enchaîner – jusqu’au plus général : un sentiment de la durée, des impressions narratives, des conceptions générales. Mais il va de soi qu’on ne prend rien tel quel, pas plus qu’on ne fabrique un patchwork en s’emparant de fragments pour les réagencer. C’est même là tout le problème. Une fois qu’on s’est imprégné de quelques références qu’on considère comme des réussites, il arrive un moment où il faut y aller soi-même et l’effet de référence s’inverse : comment faire aussi bien sans faire la même chose ? C’est plutôt déprimant, en réalité [rires].

- Y a-t-il ici d’autres influences notables ? Je pense en particulier à Gil Evans qui occupe une place considérable dans votre parcours, et - plus encore, peut-être, avec la Tectonique - à Porgy and Bess.

Il s’agit de musique, de toute façon. Il n’y a donc aucune raison pour que les influences disparaissent sous prétexte que le cadre est nouveau. Mais évidemment, ce cadre privilégie certains aspects et en efface d’autres. Il y a très peu d’improvisation par exemple, donc les influences dans ce domaine se font moins sentir. Symétriquement, celles concernant l’écriture sont plus présentes. Pour ce qui me concerne, j’ai bien sûr du mal à mettre Gil Evans entre parenthèses, même si je le voulais, ce qui n’est pas le cas. Il reste quand même la question du chant et de la chanson. C’était la première fois que je m’attaquais à un projet vocal d’envergure. Et c’est un autre monde. Bien sûr, d’autres références s’imposent de ce fait.

- Vous avez notamment cité West Side Story. Quelle est la différence entre un opéra, ou un oratorio, et une comédie musicale ?

Bonne question, donc difficile. C’est toute la question des genres (je sens que le musicologue est en train de reprendre le dessus). Peut-on les considérer en dehors d’une esthétique ? Qu’y a-t-il de commun entre des opéras de Mozart, de Wagner, de Webern ou de Pascal Dusapin ? Entre Show Boat et Starmania ? D’un côté de la balance, vous trouverez un ensemble de conventions relativement stable, un cadre, une historicité (quand on écrit un opéra, on sait toujours qu’on n’est pas le premier à le faire, de la même façon que si on enregistre un trio piano-basse-batterie). De l’autre, tout ce qui, dans un cadre donné (ici l’opéra ou la comédie musicale) change parce que l’esthétique, le contexte, les personnes impliquées appartiennent à une époque donnée et forment une combinaison unique. Ce sont les deux moitiés d’une bouteille que, au coup par coup, on considérera comme plus ou moins pleine ou vide. Mais il va de soi qu’on ne choisit pas par hasard de se confronter à des genres aussi chargés d’histoire.

Pour répondre plus concrètement, au-delà des histoires différentes, de l’opéra d’un côté, de la comédie musicale, on pourrait sans doute aborder la question sous l’angle du rapport entre narration et musique. L’opéra, peut-être accorderait une plus grande place à la narration, ou en tout cas une unité entre tous les composants, avec l’ombre de l’œuvre d’art totale. Mais il faudrait tout de suite nuancer ce jugement, par exemple en comparant opéra seria et opéra buffa, d’un côté et de l’autre, les comédies musicales naissantes issues des minstrel shows et ce qu’elles sont devenues avec des gens comme Richard Rodgers, Cole Porter ou George Gershwin, à savoir beaucoup plus sophistiquées. En réalité, comme souvent, je pense qu’il s’agit plutôt d’un continuum, d’un vaste espace qui se donne pour tâche de mêler texte et musique, narration et temporalité : on obtiendra une image plus fidèle en plaçant chaque conception d’opéra sur une carte de cet espace en fonction de quelques critères choisis. Et la carte sera évidemment différente de celle de la symphonie, du clip vidéo, du concerto, de la chanson à texte, etc.

- Quel est l’enjeu d’une œuvre originale de cette envergure pour un compositeur de jazz ?

Je ne suis pas sûr de comprendre la question [rires]. L’enjeu est toujours le même dès qu’on a la vanité d’apposer son nom sur une production. Que ce soit un opéra comme celui-ci ou cinq minutes de piano solo improvisé, je ne crois pas que ce soit foncièrement différent en termes d’enjeu.

- Il y a, me semble-t-il, beaucoup de parties chantées et peu de parties instrumentales. J’imagine que c’est un choix délibéré.

Je n’ai pas fait les calculs, mais j’ai un sentiment un peu différent. Si l’on additionne les parties seulement musicales et celles où les personnages parlent sans chanter, je pense que ça s’équilibre. De toute façon, tout procède de choix délibérés. La seule chose qu’on ne puisse pas choisir c’est de faire en sorte que ça marche.

- Peut-on parler de musique « narrative » pour les passages exclusivement instrumentaux ? je pense par exemple à la tempête au tout début ou à la bagarre entre Anibal et Nelson.

Oui, pour une part. Il paraît difficile, pour une scène de bagarre, d’écrire une musique très langoureuse (mais pourquoi pas ?). Toute musique, dans un tel contexte, est forcément narrative puisqu’elle prend son sens d’abord par rapport à lui - qui, en l’occurrence, est narratif. On revient à une question précédente. Aux tout début de la comédie musicale aux États-Unis, les spectacles étaient un montage de numéros sans lien entre eux. On a peu à peu cherché des arguments pour justifier les enchaînements, mais chacun savait bien que c’était un prétexte. Puis le rapport s’est inversé (on date cela parfois de Show Boat justement, en 1927). À partir de ce point, la musique est forcément narrative. Cela ne veut pas dire qu’on est contraints pour autant d’illustrer purement et simplement. Mais il est clair que l’autonomie du musical n’est plus la même.

- Pourquoi, à votre avis, les autres compositeurs ne sont-ils pas attirés par ce support de composition ?

Vous parlez des compositeurs du jazz, j’imagine ? Sans doute parce qu’il est très contraignant à tous points de vue, matériellement et esthétiquement. Et bien sûr, l’improvisation y est plus difficile à mettre en œuvre. On pourrait ainsi considérer que ce genre va, d’une certaine manière, à l’encontre de ce qui en serait la raison d’être. Mais – cela tombe bien pour moi – je pense que l’écriture, dans le jazz, est aussi importante que l’improvisation.

- Pourquoi le choix de l’accordéon, qui est, je crois, une première chez vous ?

C’est le résultat d’un équilibre qui a été longuement pesé. La donnée de départ était qu’il fallait relativement peu d’instruments - dix - en plus des chanteurs. Et je voulais une grande variété de formats. Si vous considérez l’enregistrement dans son ensemble, vous constaterez qu’un grand nombre de combinaisons instrumentales sont à l’œuvre, depuis le solo jusqu’à l’ensemble complet en passant par des duos, des trios et d’autres formats encore. Je voulais aussi de la variété instrumentale, ce qui a abouti d’une part à un équilibre cinq-cinq entre instruments à vent et rythmiques. Je voulais par ailleurs un instrument intercalé entre les vents et le quatuor rythmique habituel chez moi (guitare-piano-basse-batterie). J’avais pensé à trois solutions : violoncelle, percussions ou accordéon. J’ai finalement opté pour ce dernier en raison des qualités de son timbre et des musiques qui lui sont associées en ce qu’elles ouvraient de possibilités narratives. Mais aussi pour sa plasticité : il peut aussi bien jouer des rythmiques, comme la guitare ou le piano, que des lignes mélodiques qui sonnent très bien et qui, en plus, créent des alliages très originaux quand on les mêle aux instruments à vent.

- Parmi les instrumentistes, deux bassistes, Frédéric Monino et Jérôme Regard. Pourquoi deux bassistes ?

Parce que je les aime et que j’avais envie de les avoir tous les deux. Mais ils ne jouent jamais en même temps. En réalité, la majorité des morceaux sont à la contrebasse, et quelques-uns seulement à la basse électrique, laquelle a également un solo.

- Avez-vous d’autres projets d’opéra ou d’oratorio ?

Je suis trop épuisé par celui qu’on vient d’enregistrer pour y penser tout de suite [rires]. Et puis, reste qu’on n’a tout de même jamais joué La Tectonique des nuages en version opératique complète, ce qui reste une frustration. Nous n’avons pas totalement renoncé à la monter, d’ailleurs, si nous trouvons les moyens. Mais oui, j’aimerais recommencer, en faire un autre. C’est TROP bien, comme disent de plus jeunes que moi…