Tribune

Le Jazz et l’Opéra, cousins germains

Quand le jazz est là, l’opéra ne s’en va pas !


Olivier Saladin © Franpi Barriaux

Parler de l’Opéra dans un magazine de jazz, fût-il des plus ouverts à tous les vents, c’est une gageure et sans doute, pour bon nombre de lecteurs, un hors-sujet d’entrée. L’opéra a ses codes et s’inscrit durablement dans la musique écrite occidentale où le jazz a toujours su puiser sans jamais s’y affilier. Mais c’est une chose que d’arranger le Concerto d’Aranjuez ou les madrigaux de Gesualdo, de jouer avec Bach et Stockhausen, mais c’en est une autre d’adopter l’opéra et de s’en réclamer. Il y a eu des exemples, de Joplin à Gershwin, et des exercices de style, comme le fit Ellington avec Black, Brown and Beige. Il y a même des musiciens qui revendiquent l’opéra, comme Anthony Braxton et sa série Trillium. Mais ces dernières années, plusieurs musiciens, notamment français, ont investi le champ de l’opéra : La Marmite Infernale, Alexandra Grimal… Mais aussi Barre Phillips avec La Vida es Sueño, sans parler de la future relecture de Anna Livia Plurabelle d’André Hodeir par l’ONJ de Frédéric Maurin [1].

Pourtant tout, a priori, éloigne les musiques improvisées et le jazz de l’Opéra. L’imagerie, les costumes, la sensation de surcharge qui tranche avec le minimalisme et l’efficacité ; il est facile d’être dispendieux en clichés. Évidemment, le genre musical des cours italiennes qui mélangeait les expressions artistiques (tableau, théâtre, costume, chant, etc.) pour montrer sa grandeur et sa richesse n’a pas de lien direct avec le jazz. Mais l’Opéra est un symbole de domination et donc source d’enjeu : il y a dans Treemonisha, l’opéra écrit par le maître du ragtime Scott Joplin quelque chose comme de l’émancipation, cette volonté de montrer, à l’aube du XXe siècle, que les Africains-Américains pouvaient eux aussi s’emparer d’un genre « canonique ». Il ne sera d’ailleurs pas le seul, parmi les tenants du early jazz, à céder à la tentation opératique. On pense à In Dahomey (1903), le premier opéra « black » écrit par Paul Laurence Dunbar pour le livret et Will Marion Cook, un élève d’Antonín Dvořák, pour la musique. C’est une donnée importante : l’opéra est souvent politique, on le verra dans la période contemporaine avec le O.P.A Mia de Denis Levaillant. Avec In Dahomey, c’est avec beaucoup de causticité que Cook et Dunbar se moquent du racisme endémique de l’Amérique blanche. Cette orientation n’a d’ailleurs pas concerné que les États-Unis : en 1927, le compositeur tchèque Ernst Křenek, gendre de Gustav Mahler, propose Jonny Spielt Auf, l’histoire d’un joueur de jazz noir en tournée européenne, qui sera voué au gémonies par les nazis et placé, avec Schœnberg, Berg et Kurt Weill, parmi les proscrits de la Entartete Muzik, les « musiques dégénérées » catégorisées par Goebbels. L’opéra est une conquête politique.

On doit beaucoup à Dvořák. Dans ses conférences, Guillaume Kosmicki, l’auteur des trois tomes de Musiques Savantes consacrés au XXe siècle, le confie : le directeur du Conservatoire de New York au début des années 1900 « affirmait que la musique américaine naîtrait des musiques noires et indiennes ». Il ne s’est pas trompé, mais c’était compter sans les plafonds de verre. Très longtemps, et du fait d’une volonté de toujours tout ranger dans des cases, la musique populaire a été corsetée dans la comédie musicale, et le jazz et les musiques noires en général ont été happés par ce distinguo qui, au XXe siècle, semble ne plus guère avoir de sens. Le musical est un des matériaux principaux du jazz : « My Favorite Things » et Sound of Music, « Cheek to Cheek » et Top Hat… La frontière est ténue.

L’opéra est une conquête politique

C’est ainsi que la plus célèbre des comédies musicales, West Side Story de Leonard Bernstein, qui continue à inspirer les jazzmen du monde entier, a tout d’un opéra : le livret, inspiré d’une tragédie shakespearienne (Roméo & Juliette), les thèmes récurrents et la complexité d’écriture - dans « Mambo » notamment - et un auteur qui a par ailleurs signé des opéras [2]. Et que dire de Porgy & Bess, vite cataloguée musical ? George Gershwin, qui a agi comme un collecteur [3] sur cette œuvre, l’a toujours revendiquée comme un opéra. « Summertime », le thème central de l’œuvre, était dédié au maître de la Seconde École de Vienne Alban Berg, au point que Porgy & Bess a souvent été qualifié d’un American Wozzek [4].

Ce n’est sans doute pas un hasard si au moment de mettre en chantier son cycle opératique Trillium, Anthony Braxton a affirmé avoir deux influences majeures : le Wozzek de Berg et le Ring de Wagner. On retrouve chez Braxton, qui se passionne pour la voix depuis la décennie 2010, cette volonté syncrétique qui à la fois s’inspire des traditions propres à l’opéra classique mais offre de longues plages d’improvisation, ou d’utilisation de sa propre grammaire. C’est ainsi que Trillium J (ou « composition 380 ») utilise sa Ghost Trance Music (GTM) dans une représentation de sept heures dont il existe une documentation filmée. Dans un orchestre rompu à son langage et à son constant jeu de piste, on trouve Kyoko Kitamura, Ingrid Laubrock, Mark Helias, Reut Regev… Et un bouillonnement propre à nos musiques, un travail sur le déplacement du son qui est au cœur du travail de Braxton… Mais aussi l’humour et la dérision qui sont des traits secondaires de son œuvre. L’opéra n’est qu’une forme ; il convient à chacun de s’en saisir.

Il est intéressant de songer, de ce point de vue, que deux des théoriciens les plus brillants du jazz y sont, eux aussi, allés de leur opéra. Gunther Schuller [5], le père du Third Stream, et André Hodeir ont tous les deux signé un opéra en 1966. Pour l’Américain, corniste à vingt ans au Metropolitan Opera Orchestra et futur chef d’orchestre et arrangeur de Treemonisha avant de créer le Modern Jazz Quartet, ce fut The Visitation, inspiré d’une nouvelle de Kafka, imprégné de sérialisme (Schuller est réputé pour être un excellent chef pour les œuvres de… Berg, encore lui !). The Visitation fut joué principalement en Europe, puisque la création se fit à Hambourg avec, notamment, Albert Mangelsdorff au trombone [6] .

L’opéra n’est qu’une forme ; il convient à chacun de s’en saisir.

Pour Hodeir, élève de Messiaen, c’est Anna Livia Plurabelle qui fait office de point d’ancrage d’une carrière qui fut diverse et passionnante [7]. Plurabelle, c’est un mythe, d’abord écrit pour la radio, à l’époque où celle-ci avait des moyens, et une démesure de l’intrumentarium (deux vibraphones, neuf saxes, etc.) qui n’a d’égale que l’immédiateté d’une partition complexe, marquée elle aussi par un jeu constant entre la tonalité et l’atonalité ; Son compositeur, féru de littérature et inspiré par James Joyce, la revendique comme une « expérience de free jazz composé ». Dans l’orchestre de 66, on trouvait Daniel Humair dans une section rythmique hyperbolique, mais aussi Jean-Luc Ponty, Beb Guérin, Michel Portal ou Nicole Croisille en contralto. Dans les années 90, un ensemble contemporain propose à Patrice Caratini de remonter le projet, donnant vie à une nouvelle lecture (Marc Ducret [8] à la guitare, Denis Leloup au trombone) qui interroge la modernité du projet d’Hodeir et de sa volonté de bâtir non seulement l’hybridation que propose le Third Stream mais une autre histoire qui continue à vivre pleinement. C’est d’ailleurs ce qui va être de nouveau mis en question avec l’ONJ de Fred Maurin qui confie de nouveau la baguette à Caratini [9] pour un nouveau cycle avec Chloé Cailleton et Ellinoa au chant pour tracer de nouvelles tangentes et défricher, pourquoi pas, de nouveaux territoires.

Parce qu’on le sait, c’est dans ces fissures, dans ces anfractuosités que le jazz a toujours su s’installer, parce que le jazz est vorace, insatiable, et se nourrit de toutes les formes musicales qu’il transforme et s’approprie. C’est parfois une libre adaptation assez sage (Le Carnaval des Animaux revu par le Amazing Keystone Big Band est un exemple récent), où une réflexion plus poussée comme La Tectonique des Nuages, le projet au long cours de Laurent Cugny [10], ou plus récemment le trompettiste italien Dario Savino Doronzo et son Reimagining Opera enregistré avec Michel Godard. Le joueur de serpent est une pièce maîtresse de cette réflexion. On pourrait interroger la dimension opératique de Castel del Monte, son manifeste des années 2000, s’il y avait une notion de narration ; mais tout le travail qu’il fait avec la soprano Guillemette Laurens, notamment autour de Monteverdi est clairement un travail autour du matériel musical propre à l’Opéra.

Et puis il y a les sales gosses. Ceux qui démontent les frigos pour mieux voir comment ils fonctionnent, et qui les remontent à l’envers, ou avec les dérivations nécessaires à un tableau qu’ils trouveraient plus joli. « Dans le livret du King Arthur de Purcell, j’ai juste pris le texte pour ses consonances, le son, et j’en ai tiré six mini-« opéras seconde » nous dit Laurent Dehors à propos de sa Petite histoire de l’Opéra. Le multianchiste est un passionné, qui a poussé loin ses envies et ses détournements depuis sa relecture de Carmen avec Aurélie Baudet au chant et l’ineffable Olivier Saladin en récitant. Il y a l’hommage, il y a l’humour, mais aussi une référence populaire, ce qu’on oublie souvent : l’opéra et ses « grands airs » dépassent largement (et heureusement) tous les clichés des publics supposés de ces spectacles. L’ARFI ne dit pas autre chose lorsqu’elle monte Les Plutériens avec La Marmite Infernale : il s’agit pour le collectif lyonnais de ce confronter à une forme spectaculaire qu’ils n’avaient jamais visitée, et de jouer avec les codes.

Le jazz comme l’opéra ont dépassé le stade de l’appartenance à des chapelles

C’est aussi ce qui anime Mike Westbrook lorsqu’il publie Rossini chez HatHut. Ce travail, une commande de la ville de Lausanne, est sorti en 1986. Il s’agit d’une déconstruction méthodique de l’œuvre de Rossini, sorte de réduction fanfaronne que porte la voix si particulière de de Kate Westbrook. On le sait, l’érudition de l’Anglais permet toutes les folies, d’une reprise du Abbey Road des Beatles à des révérences très écrites à Ellington. Mais ici, avec Lindsay Cooper au saxophone, il donne à « L’Amoroso e sincero Lindoro » du Barbier de Séville une ampleur qui dépasse largement le cadre de l’opéra italien et du jazz pour écrire une autre histoire, avec ses références propres, un peu comme ce que Hodeir tentait déjà vingt ans auparavant avec Anna Livia Plurabelle. Westbrook avait lui aussi déjà écrit son propre opéra en 1981, avec sa compagne et Phil Minton au chant. The Cortege reste un symbole, tout comme l’est bien entendu Escalator Over The Hill de Carla Bley, d’une réappropriation de l’opéra par des musiciens à la solide culture musicale mais qui veulent s’exprimer avec leur langage propre, et une modernité et une contemporanéité qui n’a jamais quitté la forme opératique, même en dehors de la grammaire Jazz : Einstein on The Beach de Philip Glass ou, à l’autre bout du spectre Thing Fish de Frank Zappa sont de brillants exemples.

Car aujourd’hui, l’opéra prend tellement de formes que le jazz et les musiques improvisées sont légitimes à s’en saisir. L’opéra contemporain est protéiforme, et c’est dans ce contexte qu’Alexandra Grimal, par exemple, peut nommer sans complexe La Vapeur au dessus du riz « opéra » - même si elle s’oblige encore à le qualifier de « clandestin » pour mieux s’en défier et garantir toute sa liberté. D’autres, notamment les projets qui usent d’un arc narratif fort, comme La Chose Commune d’Emmanuel Bex et David Lescot, ou encore Loving Suite pour Birdy So de Roberto Negro, ou encore l’ambitieux projet à venir Ville Totale d’Ellinoa utilisent des ingrédients clairement opératiques sans s’en réclamer simplement parce que les étiquettes, ici ou ailleurs, sont devenues de plus en plus complexes. Le jazz comme l’opéra, symboles de musiques qui ont vécu des transformations majeures avec l’évolution de la culture de l’image notamment, ont dépassé le stade de l’appartenance à des chapelles pour s’ouvrir à l’expérience.
Le jazz est la plus complexe des musiques populaires, paraît-il ; longtemps, l’opéra fut exactement l’inverse. Ça instaure un sacré cousinage.

par Franpi Barriaux // Publié le 14 février 2021

[1A écouter le 6 mars 2021 à 19h dans le Jazz Club d’Yvan Amar, sur France Musique.

[2Voir Trouble in Tahiti.

[3Au sens du travail de Bartók et Kodály sur les thèmes populaires d’Europe Centrale.

[4Du nom du plus célèbre opéra de Berg

[5Voir notre portrait.

[6Notons que l’accueil est mitigé : à l’occasion d’une création à l’Opéra de Rouen, Jacques Lonchampt écrit dans Le Monde du 27 mai 1970 : « Quant à la musique, l’addition d’éléments de jazz (frôlements de percussion, brèves séquences de jazz moderne ou lourdes imitations commerciales) à un style de type sériel, d’une écriture d’ailleurs habile, souvent allusive, finement orchestrée, ne parvient pas à créer un climat lyrique d’une réelle puissance. »

[7Voir notre portrait.

[8qui tâtera quant à lui de l’opéra avec Lady M, chez Ayler Records.

[9Il est intéressant, pour prolonger cet article, de consulter le webinar proposé par l’ONJ sur Anna Livia Plurabelle avec Patrice Caratini et Pierre Fargeton, musicologue spécialiste d’Hodeir.

[10Voir notre interview.