
Les premiers émois jazz de Bernard Lubat
Conférence-concert de Bernard Lubat à Uzeste (33) le 26 décembre 2024.
En guise de soirée introductive à l’Hestejada Hivernale à l’Estaminet, Bernard Lubat a proposé un récital en piano solo autour de quelques standards fondateurs de son identité « d’amusicien » - comme il aime à se définir. Dans cet ancien bar-restaurant familial d’un village des Landes girondines, c’est finalement à une veillée contée qu’il nous a conviés , dans laquelle le verbe se fait musique et inversement.
En 1962-1963, le jeune Bernard, à l’âge de 15 ou 16 ans, est au Conservatoire à Paris. Il s’échappe des murs de la vénérable institution pour assister, au Blue Note, aux prestations du trio Bud Powell/Pierre Michelot/Kenny Clarke : « De la musique à penser et plus vraiment de la musique à danser ». Après, c’était direction jam session au Caveau de la Montagne : « On jouait sans vraiment savoir ce qu’on disait. C’était une musique sauvage d’une complexité inouïe. Un problème esthétique d’une difficulté torride. Le jazz be-bop, pour moi, c’est l’équivalent de la musique classique. Parker, c’est Bach qui n’est pas écrit : c’est carrément dans la viande. » Après avoir évoqué Francis Marmande et le regretté Jacques Réda, il reprend le fil : « Je suis arrivé dans la période be-bop durant les dix dernières années. »
Du foie gras pour Dizzy Gillespie
Il attaque alors « The Night Has a Thousand Eyes ». Saisi par l’émotion d’un morceau nanti d’une pédale ravageuse propice aux improvisations les plus débridées, il tente de retrouver le fil de sa narration en évoquant un projet de paroles en français sur Mingus - après un « There Is No Greater Love » où, tant qu’à donner de l’amour, il semble en oublier un « A » sur le solo - mais n’est-ce pas quand on commence à oublier que l’on commence vraiment à jouer ? Il attaque « Goodbye Pork Pie Hat », sans paroles justement, mais avec un sens de la profondeur qui donne à l’Estaminet des allures de juke joint gascon. Quant aux paroles originales, il y en aura sur « Straight, No Chaser » de Monk (devenu « maître tambour »), en français, et en gascon sur « Night In Tunisia » de Dizzy Gillespie - que sa propre mère avait initié aux plaisirs du foie gras, révèle-t-il au passage. Il l’avait rencontré à l’époque où il chantait dans les Double Six.
- Bernard Lubat, Uzeste, 26/12/2024
Un détour par « Confirmation » (Parker) lui permet de rappeler sa première rencontre avec André Minvielle, qui devait venir à l’Hestejada hivernale un autre soir, en mode onomatopées be-bop évidemment. Son profond sens poétique du time - ce multi-instrumentiste n’a-t-il pas fait l’essentiel de sa carrière en tant que batteur ?- se dévoile lorsqu’il (dé)livre « All Blues », s’excusant d’avoir les partitions sous les yeux, puisqu’après tout, en s’adonnant au free jazz par la suite, il fallait se passer de ces dernières. De même, son interprétation de « Moment’s Notice » (Coltrane) a des inclinations très stride, avec une main gauche ô combien percussive. Cette tradition pianistique pour introduire un manifeste du saxophoniste est un beau pied de nez à l’histoire officielle du jazz. « Coltrane a repoussé les limites du be-bop. Après lui, il fallait continuer à inventer. »
Je rêve de jouer Mozart ou Bach
Un « Blue In Green » ensuite - la sublime ballade de Bill Evans est suivie par un aveu : « Je rêve de jouer Mozart ou Bach ». Et pourtant, c’est sur une biguine empruntée à Eddy Louiss qu’il termine ce set : « D’ici d’en bas », qui lui permet de disserter sur la créolisation qui l’habite, jusque dans cet estaminet de Gascogne qui est dans sa famille depuis plusieurs générations. « Improviser, c’est s’affranchir de l’illusion de se croire libre » - était-ce là une citation d’Edouard Glissant ? Merci pour ce voyage mémoriel, M. Lubat. Et pour la soupe à l’oignon.