Scènes

Un saut à Marciac, balade au Paradis et virée en Enfer

Cette soirée gersoise s’annonçait sublime, par les contrastes que proposait l’organisation du festival.


JIM, puisque tel est l’acronyme consacré de Jazz in Marciac, mérite certainement une thèse en science politique. A peine arrivé sur la bastide du village gersois, l’on aperçoit Jean-Louis Guilhaumon, l’ex-principal du collège, celui sans qui… il n’y aurait pas de classe de jazz dans l’établissement scolaire, et sans qui le festival ne serait point, mais aussi sans qui il n’y aurait pas d’Astrada, et sans qui… on ne dînerait point de produits locaux ni ne se gargariserait au Côtes de Saint-Mont…. Omniprésent, omnipotent, omniscient, Monsieur le Maire est certes un notable, mais il ne nous en apparaît pas moins comme un jazzfan lambda, se languissant du show-case de Lucky Peterson en guise d’apéro.
Surtout, l’on croise Kamasi Washington et son claviériste, désespérément à la recherche d’un endroit où simplement taper le bœuf, ce qui semble s’avérer fort compliqué en cet été hélas ultra-sécuritaire.

Désemparé, le chroniqueur, plutôt que de tenter l’interview, engage la conversation avec le nouveau colosse (par sa pratique virtuose du saxophone ténor, comme digne successeur de Sonny Rollins, et par sa stature physique qui aurait pu lui valoir de jouer deuxième ligne en ces contrées rugbystiques) sur un mode patrimonial : « Vous n’êtes pas végétariens, au moins ? ». Réponse « Non, pourquoi donc ? ». « Parce que par ici on mange surtout du canard ». Voilà comment on tue une interview possible avec le futur du jazz.

Sous le chapiteau, une petite sociologie informelle du public s’impose.
Témoignage d’un spectateur voisin : « Ah moi je suis pas ici parce que j’aime spécialement le jazz, c’est juste parce que ma femme, en vacances, est hospitalière à Lourdes, alors je suis venu faire un tour ». ALLELUIA !
Voilà que Dianne Reeves s’avance sur scène dans une robe chamarrée, telle la grande imprécatrice qu’elle est. Oui, elle donne dans le preaching façon gospel et ça fait du bien, nom de dieu ! Quand pour son tango elle ouvre un boulevard paradisiaque à l’harmoniciste Grégoire Maret, quand elle se laisse aller dans les arpèges du guitariste Romero Lubambo, et quand elle couvre on ne sait combien d’octaves avec son hénaurme tessiture, on ne peut que chanter les louanges du… AMEN !
En cette fin de tournée, la chanteuse et ses musiciens sont plus que maîtres de leur art, comme le prouve telle introduction en duo avec le bassiste Reginald Veal sur un « All Blues » qui voit son six temps latinisé, ou bien encore, à l’acmé du set, sur un autre duo avec le guitariste pour « Our Love Is Here To Stay », qu’elle aura vraiment fait désirer, et qu’elle conduit telle la maîtresse de cérémonie qu’elle est vers un tutti d’anthologie. Les incursions jazz-rock ne dénaturent pas tant le propos qu’elles le rajeunissent (on sait que la diva a travaillé avec Robert Glasper sur son dernier album), avec force rythmiques impaires drivées d’une main de maître par le batteur, Terreon Gully, si bien que l’on pourrait croire que, comme certains personnages bibliques, Dianne Reeves va vivre plusieurs centaines d’années !

Dianne Reeves

Et pourtant, après cette incursion au paradis, un passage en enfer s’imposait. Lorsque l’orchestre de Kamasi Washington déboule sur scène avec ses deux batteurs, mon voisin le mari de l’hospitalière fait un bond en arrière. Satan l’habite car cette musique est bien celle du diable. La preuve, Kamasi Washington semble avoir trempé son anche de saxophone dans les blue notes de Dexter Gordon, dans la sensualité efféminée d’un Lester Young, la spiritualité d’un Coltrane, ou encore dans la folie d’un Sun Ra pour sa conduite de l’orchestre. On comprend que cet ange de l’enfer a de qui tenir quand on découvre son père, Rickey Washington, au saxophone soprano, ou, pire encore, à la flûte traversière sur un « Malcolm’s Theme » que le groupe termine en levant le poing. La garde rapprochée de démons qui l’entoure n’est pas en reste, avec Antonio Austin et Ronald Brunner Jr, les deux batteurs, qui se livreront à un clash (n’oublions pas que la culture hip hop est l’univers originel du chef d’orchestre : sa carrière l’a conduit aux côtés de Lauryn Hill ou de Kendrick Lamar et Snoop Doggy Dog) dont les voûtes de l’enfer portent encore la marque des coups de boutoir. Plus que luciférien, le contrebassiste Abraham « Miles » Mosley triture le son de sa vénérable grand-mère avec force effets, même à l’archet, quand il ne se voit pas offrir le rôle de leader du gang le temps d’un gros funk des familles.

Kamasi Washington

Parce que cette musique est politique ET sexuelle. C’est bien du Jazz. Le claviériste, Brandon Coleman, ne l’oublie pas, que ce soit via un solo de Moog d’anthologie dès le « Change Of The Guard » d’ouverture, ou bien sur un bon vieux stride à l’ancienne au détour d’un groove distordu. Le tromboniste, Ryan Porter, appuie tellement ses glissandos qu’on le suit volontiers sur les berges du Styx. La choriste Patrice Queen, elle, est habitée par son chant, possédée par le groupe, la diablesse, se frappant la poitrine, esquissant une danse orientale, remplaçant le chœur de l’album par sa seule voix, quand elle n’assure pas un lead d’une voix éthérée à la justesse confondante. Au rappel, le chapiteau est transformé en dance-floor. Forcément, ça fait mal. Normal, on est en enfer. Tiens, mon voisin le mari de l’hospitalière n’est plus là.