Scènes

Sons d’Hiver 2011 : Lubat Uz Quintet & Léandre Stone Quartet

Pour sa vingtième édition, Sons d’hiver accueillait en ouverture, pour la première fois en France, le Stone Quartet de la grande contrebassiste Joëlle Léandre.


Pour sa vingtième édition, Sons d’hiver accueillait en ouverture, pour la première fois en France, le Stone Quartet de la grande contrebassiste Joëlle Léandre, une formation exclusivement vouée à la musique improvisée. « Libre », c’est ainsi que Fabien Barontini conçoit son festival. Ce soir en tout cas, il l’est !

« Merci au peuple tunisien pour avoir mis en pratique les principes de l’improvisation ! » C’est sous les auspices de la révolution en cours que s’ouvre la vingtième édition de Sons d’hiver, à l’Espace Malraux du Kremlin-Bicêtre. La salle est comble lorsque le directeur du festival, Fabien Barontini, énonce ses remerciements (dont la plupart adressés au précieux service public) et souffle les bougies : souriant, il a l’air aussi surpris que réjoui par cette longévité.

Joëlle Léandre © H. Collon/Objectif Jazz

C’est le Stone Quartet de Joëlle Léandre (qui tire son nom du club new-yorkais de John Zorn) qui ouvre le bal ; la contrebassiste souffle en fait 80 bougies : les 20 du festival et les 60 qui seront bientôt les siennes. Ce concert est d’ailleurs le premier d’une série de 60 prestations réparties sur deux années dans toute la France pour fêter dignement cet anniversaire ; le deuxième de la série aura eu lieu le dimanche 24 à la Java (Paris XIe), en duo avec le violoniste du Stone Quartet, Mat Maneri. Ce soir, Marilyn Crispell au piano et Roy Campbell à la trompette les accompagnent. Le programme annonçait une musique sans hiérarchie, où les catégories ont explosé. Et c’est bien de cela qu’il s’agit. Annoncé par Yvan Amar pour l’émission Jazz club, retransmise en direct sur France Musique et réécoutable pendant un mois, le quartet livre une musique-écrin, une boîte à bijoux toute en lignes de fuite, superpositions et écarts.

Le concert commence par un superbe duo entre Maneri et Léandre : habitué à écouter la contrebassiste en duo (son format favori, de son propre aveu), on est encore en terrain connu. Mais très vite, la désorientation auditive prend le pas et nous voilà perdus au milieu d’une musique fragmentaire et déstructurée qui fait varier à plaisir rythmes et tempos, vitesses et densités, et invente ses figures à mesure qu’elle les exécute. Une musique sans centre, qui a renoncé à se doter d’une section rythmique classique, qui aurait pu jouer le rôle de colonne vertébrale. Le quartet a manifestement préféré une musique ouverte, à l’intérieur de laquelle l’auditeur doit redoubler d’attention. S’ajoute à cela une manière tout à fait originale de converser : plutôt que de se rejoindre, de provoquer la collision de leurs contributions respectives, les musiciens les font en quelque sorte glisser les unes sur les autres. C’est là une conversation faite de fuites, effleurements, parades et évitements plus que de rencontres à proprement parler. Une musique mobile et fragile, très peu structurée, et surtout pas en duos ou trios, même assemblés dans l’éphémère. Les dialogues qui se nouent entre deux - ou trois - des instrumentistes est labile, évanescent ; sitôt formé, il se désagrège, laisse place à une autre association et ainsi de suite. Habitués à être pris au corps, agrippés et secoués par Joëlle Léandre [1], nous voici face à des silences, des parallèles et des perpendiculaires, sans que jamais ces lignes s’entrelacent. Déstabilisante pour les uns, aérienne et voyageuse pour d’autres, la formule a le mérite de dévoiler une facette peu connue de la contrebassiste.

Bernard Lubat © H. Collon/Objectif Jazz

La musique invite finalement à rêvasser, à développer une écoute flottante. L’attitude même des instrumentistes le montre : Campbell arpente la scène de manière erratique et s’éclipse quand il ne joue pas ; Maneri tourne sur son tabouret ; Crispell va fouiller dans le corps de son instrument pour faire résonner cordes et marteaux hors des usages pianistiques traditionnels ; Léandre passe de l’archet au jeu à la main sans crier gare, habitée par l’instrument. Dans les meilleurs moments, le jeu se tend brusquement : délié, il s’emballe, se contracte et se cabre. De brefs spasmes d’énergie qui rappellent combien ces quatre artistes possèdent leur art sur le bout des doigts, même lorsqu’ils jouent privés de tout repère.

Il faut dire que la joyeuse explosion déclenchée par les compères de la première partie, drôle et généreuse, ne nous avait pas préparés à ça. Bernard Lubat (dr) a réuni l’an dernier à Uzeste, son fief estival, Louis Sclavis (cl, as), Jacques Di Donato (cl, as), Fabrice Vieira (g) et Philippe Laccarrière (cb), pour donner naissance à l’Uz Quintet, qui se produisait pour la première fois en région parisienne [2]. Un pas sous les lumières et c’est la fête. « Les portables ! » crie un spectateur attentif. « Oh, vous pouvez téléphoner, ne vous gênez pas pour nous », réplique aussitôt Lubat. Les musiciens s’amusent, rient, se sourient des yeux, lancent des blagues, bref, célèbrent la scène. Tout passe à la moulinette de l’improvisation (aucune partition ce soir, décidément !) : rock, blues, parodie de blues… Cris et chants de toutes sortes, du ululement sauvage de Lubat au beatbox maîtrisé de Vieira, ponctuent des compositions-décompositions-recompositions mémorables : somptueux dialogues des deux soufflants, harmonica mutin de Sclavis, jouet vibreur de Lubat, groove inaliénable de Laccarrière - impressionnant ! Les baguettes deviennent des aiguilles à tricoter entre les mains farceuses de leur propriétaire, lequel annonce gravement : « Certains écrivent des chefs-d’œuvre, nous, on improvise des hors-d’œuvre ». Celui-ci ne dure qu’une heure, mais on ne la voit pas passer ; ces enfants ne veulent plus s’arrêter de jouer - Sclavis, en particulier, relance la machine au rappel, les yeux brillants. « Essayez de n’en parler à personne, quand même… » chuchote Lubat. Promis.