Chronique

Lilly Joel

What Lies in the Sea

Lynn Cassiers (voc, obj, eff), Jozef Dumoulin (Fender Rhodes, Casio SA-77, eff)

Label / Distribution : Sub Rosa

Les effets, sur l’économie de la musique, produits par l’expansion continuelle de l’usage des technologies numériques et de l’internet sont bien connus et chacun est bien conscient de l’entrée du marché dans une nouvelle ère. Ce n’est pas la première révolution : la reproductibilité des œuvres avait en son temps avec Gutenberg puis Edison engendré pareilles révolutions. Mais ces révolutions n’étaient pas qu’économiques : les philosophes en avaient relevé les effets sur la notion même d’œuvre d’art. Mais l’influence de l’électronique sur la musique est souvent considérée sous le seul angle d’une nouvelle instrumentation étendant la palette de sons, de textures, de rythmes à la disposition des musiciens. Bien entendu, ces nouvelles possibilités ont une importante influence sur les paysages sonores dans lesquels on nous invite à la promenade.

Le disque qu’ont publié Lynn Cassiers et Jozef Dumoulin en fin d’année dernière, What Lies in the Sea témoigne de la richesse de ce nouvel arsenal : cet album est tout sauf le disque d’une chanteuse accompagnée par un pianiste. La voix y est souvent entendue par bribes ; elle y est souvent déformée par des effets. Ce ne sont pas seulement des instruments qu’on nous donne à entendre, mais aussi des bruits divers, ou sons d’objets (jouets, clochettes, crécelle) actionnés dans le studio. Mais la voix de Lynn Cassiers s’y fait aussi parfois et brièvement entendre, dans toute sa pureté. Quant à l’instrument roi de la fusion, le Fender Rhodes, on le reconnaît à peine, la plupart du temps, tant le traitement que lui appliquent les effets mis au point par Jozef Dumoulin, en étendent le spectre sonore.

Mais cet enregistrement reflète aussi un aspect de l’influence des technologies numériques qui, pour être moins souvent relevé, n’en est pas moins important : la manière dont, désormais s’invente, se crée la musique. Avec la multiplication prodigieuse des « instruments » accessibles simultanément à un même musicien, et avec la numérisation des sons qui en permet l’enregistrement permanent et intégral, apparaissent de nouveaux usages en matière de création musicale. Ainsi, le disque de ce duo que publie le label Sub Rosa, est-il le fruit d’une gestation inédite, qu’on pourrait appeler numérique que nous a décrite Jozef Dumoulin :

« Nos premières séances de travail se sont déroulées autour de compositions, de matériaux thématiques apportés par chacun de nous deux, à partir desquels nous improvisions. Mais rapidement, ce sont les moments d’improvisation pure qui nous ont apporté les plus grandes satisfactions. C’est ainsi que l’improvisation en elle-même est devenue le centre de notre travail : à partir de quelque chose de petit, nous prenions plaisir à parvenir à quelque chose de grand et de fort, au bout d’un processus parfois très long. Nous avons alors décidé de nous imposer des contraintes pour parvenir à d’autres architectures d’improvisation : par exemple, nous avons décidé de ne jamais changer de mode de jeu d’un bout à l’autre d’une improvisation ou bien, au contraire, de découper un temps prédéfini en séquences minutées accordées à chacun de nous pour mener une improvisation. Puis, à nouveau, nous nous sommes éloignés de ces contraintes, pour revenir à une pratique plus « naturelle » de l’improvisation. »

What Lies in the Sea est le fruit de ces heures de recherche, soigneusement enregistrées par Jozef Dumoulin et Lynn Cassiers. Il a fallu beaucoup d’heures d’écoute pour trier, sélectionner, découper la musique ainsi produite. En revanche, peu de rajouts ont été nécessaires, une phrase de Rhodes ou quelques instants chantés ayant été rajoutés ici ou là pour améliorer une fin que le découpage aurait rendue abrupte, ou pour améliorer une transition. En particulier, aucun rerecording n’a été nécessaire, ce que nous entendons sur ce disque étant ce qu’ont entendu les artistes pendant leurs séances.

On voit ce que la possibilité de capter un tel processus informel, d’une longueur et d’une liberté inhabituelles, apporte à la création et on imagine qu’un tel travail pourrait être mené par delà les océans grâce aux réseaux : de telles improvisations intercontinentales seront peut-être la prochaine étape de l’extension du domaine de la technique.

Mais alors, qu’en est-il de la musique, car tout cela, c’est passionnant, direz-vous, mais est-ce beau au moins ? Eh bien, nous ne répondrons pas à vos légitimes interrogations par un oui ou par un non dont la sécheresse ne conviendrait pas à la subtilité de cette musique. Avant de vous dire ce qu’on en pense, c’est à nous de vous poser, chers lecteurs, des questions :
Êtes-vous prêts à une écoute immersive ? La musique est-elle pour vous consommation distraite et agréable ou, au contraire, lui accordez-vous le privilège du temps ? Vous contentez-vous d’écouter « comment ça sonne », ou aimez-vous à détailler, à vous concentrer sur l’écoute ? De vos réponses, dépendra le plaisir que vous retirerez de cette musique.
Une musique dont la gestation est aussi particulière ne peut s’apprécier qu’en lui dédiant des écoutes du même genre : en prenant le temps de se repasser des morceaux, en passant un après-midi avec ce disque, en l’écoutant dans la pénombre ou, pourquoi pas, face à la mer. Il en va de cet album comme de toute chose : pour recevoir, il faut accepter de donner.

Alors, à travers la voix tour à tour saturée, distordue ou d’une pureté angélique, de Lynn Cassiers, à travers ses objets comme à l’écoute du clavier de Jozef Dumoulin, tendrement nostalgique, presque faux comme un vieux piano ; à travers les sombres nappes de sons électroniques qu’il génère, grâce aux sons inouïs que cet instrument et sa kyrielle d’effets permettent, c’est à un voyage qu’on vous invite. C’est à vivre des histoires, des rencontres imaginaires, ce sont des paysages étranges, par seulement marins et sous-marins, que vous traverserez. Pénétrer dans cette musique, c’est entrer dans un univers cinématographique : les improvisations que les deux musiciens vous proposent sont les thèmes sur lesquels votre imagination est invitée à improviser. Vous serez le musicien essentiel sans lequel ces séances n’auraient pu être réussies, par votre écoute créative, participative et patiente.

Évidemment, chemin faisant, vous n’abandonnerez pas votre sens critique ; votre savoir vous sera utile pour comprendre que souvent, la pensée musicale, ici, ne s’incarne pas toujours en une succession de séquences, mais plutôt sous forme de morphing sonore, les éléments se transformant peu à peu pour produire de nouvelles formes. Vous noterez que, sous une couleur générale pensive et lointaine, les différentes plages exposent une grande variété de moyens, depuis les drones et ostinatos, jusqu’aux bruits isolés. Vous retrouverez un parfum de Lidlboj sur « The Cage of the Yellow Bird ». Et puisque les musiciens se sont livrés ici à un exercice de grande liberté et de grande spontanéité, vous noterez les traces des diverses influences qu’ils se reconnaissent depuis la musique électronique jusqu’au jazz, en passant par tous les genres intermédiaires. Mais surtout, vous vous direz que cet album n’aurait pas pu être produit par d’autres musiciens. What Lies in the Sea est incontestablement l’œuvre de Jozef Dumoulin et de Lynn Cassiers. Voici deux musiciens qui ont trouvé leur voix, qui expriment leur singularité et l’on sait que c’est souvent la marque des authentiques artistes.

Au cours de vos écoutes, vous en viendrez à vous interroger sur son titre : « Ce qui gît dans la mer » ; et vous en viendrez à la conclusion qu’on ne navigue pas à la surface de cette musique : on y plonge pour en sonder les profondeurs…