Chronique

Jozef Dumoulin

This Body, This Life

Jozef Dumoulin (cla), Aysan Dumoulin (voc)

Label / Distribution : Carton

Chaque disque de Jozef Dumoulin est une aventure immobile. Depuis son solo il y a dix ans, fondateur d’une ambiance et d’une couleur très particulières, en passant par le poétique Lidlboj et les expériences dans Octurn, jusque dans son récent duo avec Lynn Cassiers, on entre dans l’univers du Belge comme on prépare un voyage, passeport brandi vers l’inconnu. L’altérité ici semble bien familière, et le nécessaire voile de mystère se dissipe dès que débute « Kindred Touch » : quelques sons du quotidien captés à travers le filtre d’un piano qui se répercute, jeu de miroir qui agit comme des idées qui se bousculent. Bribes, instants, brouhaha…This Body, This Life enchaîne les scènes du quotidien ; puis le très électronique « Social Distance » finit de lever le voile : Dumoulin sort sur Carton un vrai solo à la première personne du singulier qui pénètre dans les labyrinthes de l’intime

Enfin, à la première personne, pas tout à fait. Car très vite, la petite Aysan s’impose comme le personnage principal et surtout central. C’est sa fille, et elle change sa vision et sa vie. À en juger par les dessins de coccinelles de la pochette, elle a entre trois et cinq ans et elle ajoute au tortueux esprit d’escalier des compositions de son père une fraîcheur saisissante et une candeur irrésistible. C’est bien sûr le cas de « Altijd Koko Ziek » où chaque parent reconnaîtra les lectures personnelles des crocodiles et de leurs algarades contre les éléphants [1], mais plus globalement, le rôle d’Aysan consiste à ouvrir des fenêtres sur l’imaginaire. À nourrir le travail de Jozef Dumoulin et à illustrer une certaine nonchalance et cette forme de malice qui offre des couleurs supplémentaires et fait passer la nuit de A Fender Rhodes Solo vers quelque chose de plus solaire (« Speciale Pasta »).

Le jeu au Rhodes de Dumoulin n’a pas d’équivalent. Il est intéressant ici de l’entendre doubler son instrument fétiche avec le piano et toutes sortes d’instruments, dès « Ear of The Ear » qui ouvre l’album dans un manifeste pour l’écoute profonde et l’abandon aux vertus du son. Une fois de plus, le musicien transcende et transgresse. Avec « Seed Syllables », le claviériste s’offre même un hymne électro conçu comme la persistance d’un rêve éveillé. Avec ce nouveau solo, un disque habité par les pensées et les familiers de son auteur, Jozef Dumoulin signe une œuvre qui fera date. Une véritable autofiction à dévorer d’urgence.

par Franpi Barriaux // Publié le 17 septembre 2023
P.-S. :

[1Comptine que l’on doit, paraît-il, à Offenbach qui ne nous aura donc rien épargné.