Entretien

Luise Volkmann, l’internationale du genre humain

La saxophoniste alto est une compositrice remarquée et une meneuse suivie.

© Thekla Ehling

Luise Volkmann est voyageuse. Allemande, elle a vécu au Brésil, au Danemark, en France et s’est établie ces derniers temps à Cologne (et un peu Berlin…).
À la tête de plusieurs ensembles aux couleurs variables, elle propose de nombreuses musiques qu’elle écrit et des textes qu’elle fait interpréter par des voix rares et étonnantes. Toujours à questionner, elle accorde une place très importante aux mots et aux sons. Femme politisée, engagée, la musicienne cherche à s’exprimer par tous les moyens, y compris la vidéo.
Aujourd’hui la musicienne est à la veille de présenter un nouveau projet, Rites de passage : c’est le moment de revenir sur son parcours, ses différents groupes et sa place dans la société. Une rencontre qui ne laisse pas indifférent.e !

Luise Volkmann © Thekla Ehling

- Que retenez-vous de vos années de formation en Europe ? Et pourquoi ce besoin de changer de pays, d’environnement ?

Pour moi, voyager a toujours été super important. Lors de mes premières années d’étude, je suis partie en vacances chaque semestre pour un grand voyage dans des pays comme le Brésil, la Colombie ou l’Inde.
C’était de la curiosité, mais aussi un besoin de voir, de comprendre la complexité du monde. Je savais au fond de moi qu’il y a plein de manières différentes de vivre, de faire la musique…
C’était important pour moi, personnellement et musicalement, de me confronter à cette altérité.
En ce qui me concerne, la musique est une rencontre avec l’autre qui nous permet de nous positionner par rapport à la vie, à nos envies, à notre relation avec le monde. Du coup, j’ai toujours essayé de faire une musique libre et ouverte à toutes les influences. De ne pas jouer un style régional ou national, qui sont des concepts que je n’aime pas trop, de toute façon…

- Maintenant installée à Cologne, que pensez-vous de cette scène et du jazz/impro allemand en général ?

Après une période un peu limitée à cause de la pandémie, c’est difficile à dire. En ce moment, je trouve qu’il manque un peu de folie dans la culture ici. J’ai l’impression qu’il y a une volonté de bien faire les choses et je trouve qu’il manque un peu de prise de risque. Mais il y a de super collègues autour de moi et plein de scènes différentes avec de la super belle musique et des improvisateur.trice.s incroyables. C’est peut-être aussi lié à notre époque, à notre génération. Nous n’avons pas la sensation que quelque chose d’incroyable est en train de se passer, une chose nouvelle dans l’art. Ou est-ce que c’est l’espace qui nous manque ? Des espaces ouverts avec de la place pour des expérimentations ? Je me rappelle qu’à Leipzig ou à Paris, la folie naissait aussi des possibilités de création…

Le concert doit être un endroit où les gens ressentent l’effet libérateur de la musique

- Quels sont vos différents groupes actuels et que représentent-ils pour vous ?

« Été Large » est ma première grande formation. Depuis toutes ces années, les musicien.ne.s ont grandi avec moi. Au début, on jouait dans des conditions vraiment horribles, mais la musique et l’énergie étaient toujours au rendez-vous. J’adore ces musicien.ne.s et la façon dont ces treize personnes sonnent ensemble. 
« Autochrom », c’est mon trio. C’est mon endroit à moi, où je prends le plus de place en tant que saxophoniste. Autochrom se réfère à la première technique de photographie en couleur, à la fin du 19e siècle, qui consistait à superposer la même image en rouge, vert et bleu - les couleurs primaires de la lumière. Ensemble, cela donne une image en couleurs. Le son de ce groupe est fusionnant : c’est un son de groupe, pas un son de solistes. Justement, le rouge (basse), le bleu (saxophone) et le vert (batterie) forment l’image complète de l’ensemble.

« LEONEsauvage » est un ensemble formé à Paris, que j’ai continué à Copenhague et que je perpétue aujourd’hui avec dix musicien.ne.s à Cologne. C’est free jazz, mais festif. J’aime bien ce rituel de défoulement avec ce groupe : danser, crier, pousser jusqu’à nos limites lors des performances. L’idée de ce groupe est de créer un moment collectif avec le public. Le concert doit être un endroit où les gens ressentent l’effet libérateur de la musique. Du coup, l’idée de LEONEsauvage, c’est qu’il fonctionne n’importe où.

Enfin mon plus gros projet, c’est « Rites de passage ». C’est mon prochain album qui va sortir, avec cet ensemble qui mélange des musicien.ne.s improvisateur.trice.s, de musicen.ne.s contemporaine.s et des DJ techno.

- Pourquoi « Rites de passage » ?
L’album Rites de passage parle des transitions dans la vie et aussi de la rencontre avec la mort. L’album est un recueil de mes compositions de ces dernières années. Elles ont été composées à différents endroits, à différentes époques et avec différentes formations et pourtant elles constituent une trame commune.
Aujourd’hui, j’ai l’impression de clore une certaine période de ma vie et de rassembler différents fils en un nouveau fil rouge. La musique m’a toujours accompagnée dans cette métamorphose : d’où le thème des rites de passage.

- Vous participez au quartet Mother de la contrebassiste Athina Kontou (qui joue aussi dans vos groupes). Pouvez-vous parler de cette rencontre et de cette musicienne ? Est-ce que le tropisme grec est une source d’inspiration pour vous aussi ?

Athina Kontou est mon plus long compagnonnage musical. Elle jouait déjà dans mon premier groupe trash « Konglomerat » et a toujours été partante pour toutes mes folles idées.
Cet été, elle a sorti son premier album en tant que leader, auquel j’ai collaboré. Cela a été un beau défi de jouer dans son projet et de transposer respectueusement la musique grecque au saxophone et avec mon propre style d’improvisation.
Nous ne sommes pas seulement collègues, mais aussi des amies de longue date. C’est pourquoi je connais aussi son univers grec et j’espère ainsi avoir rendu un peu justice à cette tradition musicale.

- L’ensemble ETE LARGE est international (comme LEONE et le collectif LOO) : comment choisissez-vous les musicien.ne.s pour interpréter vos compositions ?

Comme j’ai grandi musicalement autant en Allemagne qu’en France, j’aime bien avoir les « deux perspectives » dans mes projets. J’ai l’impression que les musicien.ne.s amènent des approches différentes sur l’improvisation, la mise en scène et l’énergie. Et puis, il était naturel de choisir des musicien.ne.s avec qui je jouais déjà régulièrement dans d’autres groupes, quand je vivais à Paris ou Copenhague. Et parfois, je fais tout simplement des recherches sur internet, pour voir qui j’aime bien. On grandit toujours en jouant avec de nouveaux musicien.ne.s.

Luise Volkmann © Thekla Ehling

- Avec l’album « When the Birds Upraise Their Choir » d’ETE LARGE, il y a un documentaire dans lequel vous questionnez des personnes qui ont vécu les mouvements de 68, comme un support au disque. Pourquoi cette période particulière, vous qui êtes née en 1992 ?

Dans ma vie, la musique été toujours hyper importante. C’est un moyen de vivre intensément. Ainsi, je suis fascinée par la musique existentielle, l’urgence musicale.
Mon père est né en 1950. Il a connu l’importance de la musique dans les mouvements sociaux des années 68. Il m’a montré beaucoup de groupes de cette époque, qui ont un rapport à la musique très expérimental et très enjoué. La musique des années 70 est toujours représentée comme une nouvelle manière de vivre. Je pense que ce sont ce genre d’engagement et la reconnaissance de l’importance de la musique qui me manquent dans ma génération.

- Vous parlez du rapport aux années 70, aux mouvements libertaires post 68, comme un terreau pour vos compositions : est-ce que vous êtes une rebelle ? une révolutionnaire ? Qu’est-ce qui vous met en colère ?

Héhé ! Je sais qu’il y a une partie rebelle en moi, en concurrence avec une partie bien organisée. Du coup, je suis toujours en recherche de choses contradictoire, anarchiques, rebelles. Je crois que de petites variations de notre système peuvent ouvrir des espaces pour de nouvelles actions. Ce qui me met le plus en colère, c’est que tout le monde sait qu’on doit changer immédiatement la façon dont on possède notre planète, mais on ne le fait pas. C’est souvent comme ça : on sait ce qu’il faut faire mais on ne change pas nos habitudes.

- Dans LEONE ou ETE LARGE, il y a du texte chanté. Quel est votre rapport à la voix et au texte dans la musique ?

J’adore la musique rock et pop et je trouve que la voix peut nous toucher d’une manière très spéciale. En plus, la sonorité de chaque voix est unique. J’aime bien les voix crues, très personnelles. Moi aussi j’aime chanter. Jouer la musique c’est comme raconter des histoires, alors encore plus si on peut l’exprimer avec sa propre voix. C’est pour cette raison que j’aime bien travailler avec des chanteur.euse.s. Je pense que cette affinité pour le texte vient aussi de ma passion pour les chansons rock. Le texte redonne aussi une compréhensibilité aux structures complexes.
En ce moment je suis en train de monter un nouveau trio avec deux chanteurs. J’imagine quelque chose d’intimiste, de mûr et de très réactif.

Il est très important pour moi de toucher les gens avec ma musique. Parfois, la musique doit exploser, mais elle doit aussi pouvoir guérir.

- Avec un groupe de musicien.ne.s allemand.e.s, vous allez vous attaquer au répertoire de Julius Eastman. Pourquoi ce choix et avec quels arrangements ?

C’est un projet de l’arrangeuse Jorik Bergmann et de l’organisateur culturel Jan Lankisch. C’était l’idée de Jan de faire un hommage à Julius Eastman et Jorik a fait des arrangements de « Stay on It » et « Feminine ». Pour ma part, j’ai découvert la musique d’Eastman lors de ce projet. Quand on a joué à Londres avec ce programme, le public le connaissait par cœur !

- Sur le plan esthétique et musical, vous avez un son d’alto très clair et vous privilégiez une écriture mélodique et harmonique dans vos compositions. Quels sont vos modèles et votre approche en termes d’écriture pour grands ensembles ?  

Pour moi, la forme musicale est réellement la chose la plus importante. Je veux que mon inspiration soit intégrée à chaque cellule d’une composition. Le plus difficile dans la création artistique, c’est que l’artiste lui-même a déjà parcouru pas mal de chemin avec son idée. Dans la confrontation avec une idée, il y a toujours un processus de transformation et il est important pour moi que les auditeur.trice.s puissent en faire l’expérience autant que possible à travers la performance.
Il est très important pour moi de toucher les gens avec ma musique. La musique n’est pas une fin en soi, mais un moyen de communication. Les mélodies chantantes et la beauté sont donc aussi importantes pour moi. Parfois, la musique doit exploser, mais elle doit aussi pouvoir guérir.

Je suis convaincue que la musique et sa représentation sont toujours une forme socialement forte et donc également politique. Dans toutes les cultures, la musique a toujours été associée aux rituels et aux moments intenses. Le philosophe Byung-Chul Han le dit si bien : « La musique a le potentiel du festif et donc le potentiel du rituel ». La musique est après tout un moyen de percevoir la vie plus intensément. On se retrouve au concert avec des inconnus et on partage ensemble un moment d’écoute intense.
La notion de rituel ou de performativité de la musique me permet d’expliquer pourquoi je considère la musique comme si importante dans notre monde. Je pense qu’elle peut changer la perception et donc la réalité.

Luise Volkmann LEONEsauvage © Niclas Weber / Jazzweek Cologne

- Vous avez enregistré un duo avec Didier Matry (titulaire de l’orgue de Saint-Augustin à Paris) sur vos compositions. Quelles sont la genèse et les raisons d’un tel projet ?

Dans ma ville de naissance, Bielefeld, il y a un programmateur qui est un fou d’orgue. Je ne sais pas pourquoi, mais il m’a mise en contact avec Didier Matry. Les organistes sont souvent à l’aise avec l’improvisation. Ce dernier a donc trouvé intéressant d’improviser avec une saxophoniste de jazz. On a joué quelques concerts à Paris et on a finalement décidé d’enregistrer un disque. C’était drôle : dans l’église, il faut enregistrer la nuit, quand il n’y a pas de messe. Comme je n’ai pas de religion, j’avais composé des vœux. Des petites formes musicales qui se rapprochent de l’idée de prière, mais sans religion. 

- Vous enseignez à l’université de Darmstadt dans le master « Expander Media », un « mélange de conception artistique et d’approches culturelles et philosophiques ». Est-ce que vous pouvez développer ?  

J’avais fait une interview avec un journaliste qui est aussi professeur à l’université de Darmstadt. Il m’a alors proposée à l’équipe pédagogique car il trouve mon approche théorique de la musique très intéressante. Depuis 2021, je donne donc un cours par semestre dans le programme de master « Expanded Media », qui brasse la production artistique des étudiant.e.s avec un sujet politique ou philosophique. Il y a des étudiant.e.s en gaming, animation, sound design et d’autres medias contemporains. Nous avons mis en scène ensemble un « jardin posthumain ». Et dans le dernier cours, nous avons essayé de créer un art qui ne soit pas influencé par le fonctionnement du capitalisme.


- Qu’est-ce que ça change d’être artiste NICA pour vous ?

Je suis encore toute nouvelle dans ce programme. Jusqu’à présent, je peux dire que c’est une super opportunité pour créer un art encore plus mature en lien avec tout qui va autour de la musique (la promotion, la rédaction, le réseau international). J’ai essayé plein de projets différents ces dernières années et maintenant je sens que je veux faire des projets encore plus profonds, plus forts, plus vivants. Ce dispositif fonctionne encore mieux avec tout le support autour de la création musicale : le graphisme, la vidéo, le management, le marketing. NICA est une super plateforme pour ça.

- Comment voyez-vous l’avenir (en tant que musicienne d’abord et en tant que femme) ? Quels sont vos projets et vos objectifs ? Quels sont les obstacles à franchir ?

J’ai l’impression que nous ne nous dirigeons pas vers un avenir tout rose…
Je souhaite davantage de relations entre les gens, y compris avec notre environnement. Je pense que nous devrions gagner en bonté et en tendresse, afin de ne pas continuer à détruire notre environnement. Je vois l’art comme un lieu où l’on peut explorer ces relations tendres et expérimentales. La musique a l’avantage de pouvoir relier la pensée et l’action. Donc, pour moi, l’objectif est de refléter toujours un peu plus, dans ma musique, le monde dans lequel je veux vivre.
Mais je suis aussi réaliste et je sais que ça ne va pas changer rapidement. Je mets quand même toute la force que j’ai dans la musique. Pour moi, les sujets les plus graves sont le manque de lien avec l’environnement, l’absence de cycles dans notre forme de vie et le non-respect des autres formes de vie.
Je souhaite vivre intensément en étant en contact avec l’environnement. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est la connexion et le rapport à la nature. Je ne sais pas si on peut vraiment décélérer sur le plan technique et dans le travail. C’est difficile sur le plan historique. Mais on peut toujours changer notre rapport à l’environnement.