Entretien

Manhu Roche

Entretien avec Manhu Roche, batteur, modérateur de trio

Pour y avoir joué durant quinze ans, Manhu Roche connaît le jazz italien comme sa poche. Il y a, avec Dominique di Piazza et Nelson Veras, un trio malheureusement trop rare. Aucun festival ne les a d’ailleurs programmés cet été…

  • Parlez-nous de ce trio.

Il existe depuis trois ans, à partir d’un projet lancé par Dominique Di Piazza. Après, par un pur hasard, j’ai trouvé un label italien dont le responsable était fou de Dominique. Quand il a su que j’en faisais partie il a voulu produire un disque. On a enregistré Princess Sita pratiquement six mois après la constitution du trio, fin 2005. Mais ils en ont pressé 2 000 exemplaires, ont lancé ça sur internet, et du coup, on s’est un peu fâchés. Est intervenu alors un producteur américain qui a absolument voulu produire de disque au niveau mondial à partir des Etats-Unis. Ça a été une grosse galère pour racheter le master et de le donner aux Américains. Du coup, ce disque existe toujours mais il a été enregistré il y a presque trois ans.

  • Un trio électrique-acoustique… comment la batterie trouve-t-elle sa place entre toutes ces cordes ?

Ce sont deux musiciens qui sont techniquement très, très impressionnants et, parfois, ont une légère tendance à se laisser aller sur ce plan et envoyer une purée incroyable. Mon rôle alors est de modérer un peu, d’éviter que ça parte dans un truc trop technique. En fait, je sers de modérateur.

  • Comment rappelle-t-on à l’ordre dans ce cas-là ?

Je m’arrête de jouer. Je fais des nuances. Je les empêche d’aller dans cette direction : Nelson Veras en est friand. Dominique aussi parce qu’il ne connaît pas très bien. Son expérience, avec McLauglin, par exemple, le porte au contraire à aller vers plus de rapidité. Alors que là, on est obligé de créer une musique pas trop technique. C’est un challenge car il faut en même temps porter le public avec ça. Le problème aussi est que Dominique a la notoriété d’un des meilleurs bassistes du monde. Il a influencé John Pattitucci et tant d’autres par sa technique, ce picking qu’il a inventé à la basse. D’où ce part-pris de jouer systématiquement beaucoup de choses. J’essaye de freiner, parce que ces musiciens sont parfaitement capables de jouer une note tous les quarts-d’heure et ce serait magnifique. Donc, je sers un peu de modérateur.

  • Un rôle de frustrateur ?

Oui, je les « emmerde » en fait…

Au Hot Club de Lyon, vous avez joué essentiellement des compositions de Dominique ?

Oui, plus, pour démarrer, un standard de Joe Henderson et un morceau de Toots Thielemans. Mais, le plus souvent, quand on arrive sur scène on ne sait pas ce qu’on va jouer. Ça se décide au dernier moment. Juste avant le dernier morceau, Dominique voulait jouer « Di Neo », qui est le morceau qu’on a fait en dernier et j’ai dit « non, fais un solo ». Et il a fait un solo.

  • C’est un trio équilibré ?

Oui, il n’y a pas de leader. Enfin si, Dominique, parce que c’est sous son nom, mais musicalement, non.

  • Ressentez-vous parfois le besoin de vous adjoindre un autre instrument, tel le piano ?

Oui. C’est drôle d’ailleurs : ça arrive en général quand le trio, au bout de quatre ou cinq ans, a épuisé un peu toutes les ressources qu’il peut tirer du son, de la musique, des compositions et de la façon dont on les joue. Alors on a envie qu’il y ait un autre instrument - ça change la couleur. Mais pour le moment ce n’est pas le cas : on est encore en train de se chercher.

  • L’expérience italienne aura duré combien de temps ?

Quatorze ans. De 1984 à 1998. Maintenant, je suis à Paris.

  • Le jazz italien par rapport au jazz français, c’est un jazz parallèle ?

Aujourd’hui, oui. Ce n’était pas le cas en 1984 quand je suis parti. Je suis d’ailleurs parti pour cette raison : je n’étais pas satisfait des musiciens français. Ce que je dis peut paraître très prétentieux. A l’époque, beaucoup partaient aux Etats-Unis. Mais, moi, je ne me sentais pas d’aller aux Etats-Unis. Je ne me sentais pas d’aller à Paris non plus car, à l’époque, j’étais en Ardèche. Je suis donc parti en Italie, à Rome. Et là, quand j’ai vu le niveau, j’ai été très surpris. Pas beaucoup de gens le savent, mais j’ai amené alors énormément de musiciens italiens en France, entre autres Stefano di Battista, Flavio Boltro, Paolo Fresu… je les ai surtout fait passer par le festival de Calvi où les musiciens restent une semaine ensemble ; puis en 1991, j’ai amené Flavio, Stefano, Antonio Farao, Roberto Gatto…
Les Français étaient peut-être trop adossés à un système social très favorable ; ils se sont reposés sur le peu de choses qu’ils savaient faire. Euand ces Italiens ont débarqué, là ils se sont dit : « C’est du sérieux », et, à mon avis, ça a boosté un peu la scène française. Selon moi, le niveau s’est nettement rehaussé depuis les années 1995, à cause ou grâce à ces Italiens venus en France, sans avoir la prétention de dire « Regardez qui on est ». Absolument pas. Car les Italiens ont cet avantage-là : ne jamais se prendre la tête. Ils sont sympas, toujours en train de rigoler, de faire la fête ; par contre, quand ça joue, ça joue grave.

  • Et Bearzatti avec qui tu as enregistré The Bears ?

On a joué en trio ensemble un an et demi. Francesco Bearzatti est un polyvalent qui passe du heavy metal au bebop… un musicien hors pair. Il a un talent absolument incroyable.

  • Le retour en France a été facile ?

Oui parce que Michel Petrucciani m’a appelé dans son groupe. Au bout de quatorze ans d’Italie, j’avais envie de changer. Donc c’est tombé à pic. J’ai remplacé Lenny White dans le Graffiti Quartet et après nous avons joué au sein d’un trio (ZDF) qui a tourné dans toute l’Europe, avec un bassiste qui vit à Hambourg, Detlev Beier, et après, un quartet avec Steve Grossman. Michel était rentré en France en 1996 et c’est en France qu’il a passé les trois dernières années de sa vie, chez le label Dreyfus. En parallèle, il avait son groupe avec Steve Gadd. En fait tout se tient : c’est moi qui lui avait fait rencontrer Stephano di Battista et Flavio Boltro. Et c’est Michel, qui venait très souvent en Italie, qui m’avait conseillé à l’époque de partir y jouer.

  • La scène parisienne après la scène italienne, est-ce une bonne solution ?

Oui, car tout se passe à Paris. C’est dommage, c’est le contraire de l’Italie. Ce que j’ai apprécié là-bas, c’est que tu fais un groupe avec un mec qui habite à Turin, un autre Milan, un troisième Florence et un quatrième Rome. Il y a 900 kilomètres de distance mais ça ne fait rien, le musicien te plaît et ça marche. En France c’est le contraire : dans le théâtre, le cinéma, l’administration… tout se passe à Paris. C’est une grave erreur car il y a des musiciens en province qui jouent grave. Pour n’en citer qu’un, Dédé Ceccarelli qui vient de Nice. Même s’il n’était jamais monté à Paris, de toutes façons ça aurait été l’un des meilleurs batteurs au monde.

  • Quid des nouveaux projets ?

On termine la tournée. Pour le reste, on a du mal à trouver un agent, ce qui est une chose complètement absurde…