Chronique

Marc Sarrazy & Laurent Rochelle

Chansons pour l’oreille gauche

Marc Sarrazy (p), Laurent Rochelle (ss, bcl, kaplas), guests : Anja Kowalski (voc), Alexeï Aïgui (vln), Cyril Bondi (d)

Label / Distribution : Linoléum

Il y a dix ans, un album paru sur le label midi-pyrénéen Linoléum nous laissait pantois, au point qu’Intranquillité continue de fréquenter, aujourd’hui encore, les platines de quelques-uns d’entre nous.
Dix ans et puis rien, ou plutôt si, des concerts, mais rien à glisser dans nos baffles. Et puis voici qu’ils nous reviennent pour un deuxième album. S’ils ont - et nous aussi - quelques cheveux blancs en plus, leur musique, elle, n’en a pas pris.

Itinéraire à haute teneur poétique, Chansons pour l’oreille gauche s’amuse à nous intriguer. Et cette oreille gauche, d’abord, qu’est-ce ? Celle de Gargamelle, par où naquit Gargantua ? Celle de Vincent Van G., que pourrait rappeler la « haute note » jaune tournesol de la pochette ? Ou simplement celle qui, connectée à notre cerveau droit, est réputée percevoir plutôt les émotions, les perceptions, l’intuition et les mélodies ?

Autant vous prévenir tout de suite : les univers que fréquentent Marc Sarrazy et Laurent Rochelle sont souvent sombres. Antoine Volodine, Max Lachaud, Marguerite Duras, Dario Argento pour références, voilà qui au premier abord n’a rien de primesautier. Mais les deux complices s’entendent à insuffler à leur musique une légèreté aérienne, et une distance souvent amusée et toujours intelligente.

L’inspiration littéraire et cinématographique est toujours présente mais le duo ne cherche jamais la réminiscence : c’est une transmutation du propos, mouliné par les imaginaires des deux musiciens qui se l’approprient, le régurgitent, lui donnent chair.

Ainsi, « Paysage avant pendaison » et « Reflets dans un œil mort » forment un diptyque : même thème mais traitement différent, le second réfléchissant le premier - au sens propre ! - au moyen de séquences inversées, distordues comme une image à la surface d’un lac que troublerait quelque chose, peut-être la chute d’un corps. Ainsi, Funeral Blues repeint de notes bleues et de gammes par tons la Marche funèbre de Chopin et, plus loin, Bartók pointe à la fenêtre sa Petite étude, juste rhabillée de quelques motifs improvisés, clarinette basse et piano taquins. Ainsi le thème de Suspiria s’enrichit de broderies gothiques tour à tour exaltées ou sardoniques.

L’album se clôt sur l’infiniment mélancolique « Qui s’en va un peu » où la voix veloutée d’Anja Kowalski et le violon d’Alexeï Aïgui [1] tournoient à moyenne altitude sous le ciel bas et gris d’un ostinato minimaliste. Émotion, intuition, mélodies : on en a pris plein l’oreille gauche, vraiment.

par Diane Gastellu // Publié le 7 octobre 2018
P.-S. :

[1Lui-même également compositeur et auteur de musiques de films, notamment pour Marina de Van, Pascal Bonitzer, Raoul Peck.