Scènes

Cela s’appelle Aurora

Un parterre plein à craquer de tout ce que Toulouse et sa région comptent de musiciens : il y a des signes qui ne trompent pas. Pour la soirée inaugurale de sa saison 2013-2014, l’association toulousaine Un Pavé dans le Jazz s’offrait - et surtout, nous offrait - rien de moins qu’Agustí Fernández, Barry Guy et Ramón López : j’ai nommé le trio Aurora.


Un parterre plein à craquer de tout ce que Toulouse et sa région comptent de musiciens : il y a des signes qui ne trompent pas. Pour la soirée inaugurale de sa saison 2013-2014, l’association toulousaine Un Pavé dans le Jazz s’offrait - et nous offrait - un événement musical : rien de moins que le trio Aurora.

Quand un bon tiers de la salle bien pleine est composé de musiciens, quand tel saxophoniste connu arrive juste après le premier morceau, sautant presque du train qui le ramène de Paris, quand tel percussionniste déboule au début des rappels, à peine sorti de sa journée de prof à Music’Halle, c’est signe d’événement musical de haute tenue.

Un Pavé dans le Jazz programmait, ce 24 septembre 2013, le trio Aurora pour sa soirée de lancement de saison. Rien que ça.

Aurora, disions-nous.
Au commencement d’Aurora était le paradoxe. Trois instrumentistes connus pour leur exubérance, leur jeu bouillant et foisonnant, décidaient en 2006 de jouer à contre-emploi. Aurora, premier album d’un trio qui n’avait pas encore de nom [1], fut donc placé sous le signe de la retenue. L’album a séduit, dérouté aussi, été mal compris parfois : l’image convulsive d’un pianiste connu pour ses collaborations avec Mats Gustafsson, Peter Kowald, Derek Bailey se brouillait à la lumière tamisée de ces neuf titres très mélodiques ; Agustí Fernández embarquait ses compagnons Barry Guy et Ramón López dans une direction inattendue, et leurs fidèles n’étaient pas tous prêts à leur emboîter le pas.
Morning Glory, paru en 2010, poursuivait dans la même veine, mais la douceur simple d’Aurora s’y griffait de fulgurances et de bouillonnements soudains.
A la veille de la parution du troisième album, toujours sur le label de Barry Guy, Maya Recordings [2], c’est peu de dire que le trio était attendu à Toulouse.

Brève introduction par Agustí Fernández en forme de manifeste : « La musique, c’est quand on est en direct. Le reste : les CD, Internet, ce sont des documents ». A bon entendeur...

Le piano commence. Mi-jazz, mi-Mompou, toucher délicat, parfois pensif, quelques mélismes et modes phrygiens donnent une couleur ibérique. La tonalité est douce mais pas béate : basse et batterie surgissent ici et là en de brèves éruptions qui cessent, reprennent, avec une singulière maîtrise dans le débordement. Fernández désannonce : c’était « A Moment’s Liberty ». Comme ce titre n’était pas sur les deux premiers albums, on en déduit qu’il sera sur le prochain et que le concert nous présente, sans pour autant le dire, ce nouveau répertoire. Titre suivant : « Bielefeld Breakout ». C’était bien ça.

Suit une composition de Barry Guy, « Annalisa ». Somptueuse alternance de tensions et de résolutions tout en délicatesse, tout en résonances. La suavité des pianissimos se troue par endroits et laisse émerger la lave en fusion. Sur « Uma », le mot qui me vient est espagnol : « puntería », cette capacité à viser vite et juste, à partir à trois dans des territoires inexplorés, déchaîner des orages et atterrir ensemble, à l’instant précis qui le nécessite, dans un subito piano gros comme une tête d’épingle.

Mélodies dépouillées, presque des chansons. Qualité des sons : précision du piano, grain de la contrebasse et de la batterie qui jamais ne se prend pour un métronome. Barry Guy et Ramon López jouent en peintres, changent de matières, de brosses, passent de l’encre à l’huile, à l’aquarelle, et dansent en jouant comme d’autres devant leur toile.

Deuxième moitié du concert en crescendo continu. Le public, au début timide et peut-être désarçonné, se laisse transporter avec enthousiasme jusqu’au rappel, un thème très mélodique exposé au piano et doublé à la voix par Fernández. Des ressouvenirs d’« Alfonsina y el Mar » se glissent, puis les forces trop longtemps contenues se libèrent en apothéose. Ou en cataclysme. Le jour se lève, l’air se respire, et même si l’on a tout perdu, il nous reste l’art.

par Diane Gastellu // Publié le 25 novembre 2013
P.-S. :

(...) Comment cela s’appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd’hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l’air pourtant se respire et qu’on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s’entretuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ?
Electre : Demande au mendiant. Il le sait.
Le mendiant : Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s’appelle l’aurore.
— Jean Giraudoux, (Electre}

[1Et qui n’en a peut-être toujours pas, à en juger par les pochettes.

[2Du nom de Maya Homburger, violoniste de renommée internationale et épouse de Barry Guy avec qui elle se produit également en duo