Scènes

Reconduites à la frontière : Les Nuits et les Jours de Querbes, 2011

Quelque part entre Lot et Aveyron, entre campagne et pays minier, entre chemin de fer et chemins de terre, on s’interroge en musique et en littérature sur la libre circulation des personnes et des arts.


Ceux qui ont en tête les épisodes précédents le savent : chaque année est traité un thème différent - social, politique, géopolitique. Un certain discours prononcé à Grenoble l’été 2010, et les mesures qui l’ont suivi à grand renfort de flonflons médiatiques, ne pouvaient pas rester sans écho du côté de Querbes. Avec un an de recul, le festival a interrogé les notions de citoyenneté, d’ouverture à l’autre et de droits humains. Sans forfanterie, mais sans fausse modestie.

« Reconduites à la frontière » : tel était donc le sous-titre du festival 2011. Manière de creuser là où ça fait mal, de fouiller le pas net, le pas reluisant, de regarder en face ce qui se fait, ce que ça fait. De voir enfin des êtres à la place des chiffres. La république de Querbes rassemblait ainsi deux écrivains roumains, un taraf multinational, un batteur canadien d’origine bulgare, un pianiste belge, quatre musiciens hongrois et quelques centaines de personnes, musiciens, plasticienne, élus locaux, journalistes, spectateurs, à qui l’on n’a pas demandé leurs papiers. Encore heureux.

12 août : Figeac, Capdenac.

C’est désormais une tradition : Les Nuits et les Jours de Querbes s’ouvrent sur la Place de la Lecture, à Figeac, derrière la librairie partenaire du festival. Présentation des écrivains : Florina Ilis et Dan Lungu, roumains tous deux, francophones pour notre bonheur, l’une réservée, l’autre plus acerbe - un auteur roumain acerbe à Querbes, quoi de plus naturel ? Lecture d’extraits de leurs textes par Jean-Luc Debattice, Henri Robert, François Cancelli : les colonnes du temple querbois ne bougent pas, ça rassure, on se sent chez soi.

Il fait très chaud sur la place et le jazz du trio hongrois Dzsindzsa, roboratif, joyeux, n’est pas en reste. Mélange détonant d’un son aux racines américaines - sax vrombissants, basse bondissante, batterie foisonnante - et de thèmes où reviennent souvent des traditionnels hongrois présentés avec humour par le saxophoniste Gábor Weisz. Ils sont rejoints en fin de concert par Florian Demonsant et Ferdinand Doumerc, pour une anticipation de ce qui nous attend le lendemain.

Le Grand Taraf de Querbes © Diane Gastellu 2011

Quelques kilomètres et nous voici à Capdenac-Gare, ancien nœud ferroviaire ruiné par la fermeture des mines voisines. Le grand parc de Capèle accueille pour la première fois l’une des Nuits de Querbes. Elle est dévolue, en première partie, au groupe tsigane Nadara (Nadara est aussi, ou surtout, une association franco-roumaine qui développe des projets de développement local, économique et culturel dans un village de Transylvanie - rangez vos dents postiches, il s’agit de Rroms et pas de vampires. Pierre d’angle de ce pont entre France et Carpates, Alexandra Beaujard, accordéoniste, chanteuse et danseuse du groupe). Un concert pas ordinaire, parce qu’à Nadara se joignait le Grand Taraf de Querbes, avatar de l’Orchestre National de Querbes, cette formation saisonnière composée d’amateurs renforcés par la Banda d’Auvergne sous la houlette de Laurent Guitton, maître de stage, chef d’orchestre, arrangeur et tout et tout. Restitution d’un stage que tous ont qualifié de mémorable, livrée à un public nombreux et heureux qui s’est mis, ici et là, à danser.

A peine plus loin et un peu plus tard, Synapse Trio jouait devant un parterre un peu moins fourni mais tout aussi attentif et ému. En dépit d’un éclairage récalcitrant (ou farceur, comme on voudra) qui menace la concentration du public et des musiciens, les compositions fines et tout en contrastes du batteur Karl Jannuska, souvent inspirées de thèmes traditionnels bulgares, de la saxophoniste Amy Gamlen - remplacée pour l’occasion par David Prez - et du guitariste Pierre Perchaud dessinent un paysage où l’on s’aventure avec délices. Est-ce l’absence de basse, les lignes sinueuses des mélodies, l’attention portée à l’équilibre des timbres, la place laissée au silence, qui donnent cette impression de fluidité et d’équilibre ? Même un thème comme « Jazz Vacation », joué en rappel et qui évoque l’Ornette Coleman des années 1970, même les digressions rock’n’roll années 50 d’un Pierre Perchaud pince-sans-rire sur le dernier thème sont comme suspendues dans l’espace.

13 août : Decazeville, Querbes
Nouveau concert de Nadara et du Grand Taraf de Querbes le matin à Decazeville. Nous n’y étions pas, nous réservant pour une fin de journée bien remplie.

Installation de Manon Harrois © Diane Gastellu 2011

Direction Querbes pour l’inauguration et l’ouverture de l’installation de la jeune plasticienne Manon Harrois, retour d’Afrique. Des mannequins de couleurs, fabriqués à partir de « waxes » africains, sont suspendus comme autant de carcasses de bêtes dans un abattoir. Lorsque vous entrez, une caméra capte votre image et la projette sur le premier mannequin, blanc. Vous vous déplacez parmi ces créatures que vous devez bousculer pour vous mouvoir, et vous pensez centre de rétention, antichambre du retour forcé… et boucherie.

Champ contre champ, la grange accueille aussitôt le retour des Hongrois de Dzsindzsa, cette fois additionnés des Toulousains de Pulcinella au grand complet. Deux batteurs, deux contrebassistes, deux saxophonistes plus un accordéoniste… sept, le compte y est. Les compositions des deux groupes alternent, telles qu’on les avait découvertes en 2010 sur l’album Panther’s Play : énergiques, rieuses, pêchues, mais mûries encore par quelques dizaines de concerts communs. Pour qui a vu Dzsindzsa seul la veille et connaît Pulcinella dans ses œuvres, il est difficile de croire cette union issue d’un « mariage arrangé » par attachés culturels interposés : les deux groupes réunis ne font qu’une boule d’énergie et de culot. Entre les saxophonistes Gábor Weisz et Ferdinand Doumerc, c’est une sorte de catch à deux fait d’affrontements et de feintes, d’esquives et de provocations qui révèlent une vraie complicité musicale. L’accordéon apporte une couleur « bal populaire » bienvenue et le bassiste Ernö Hock déploie une agitation (sifflets, petites percussions) qui n’entame en rien son imperturbable justesse ni son habileté à l’archet, tenu à l’allemande comme il se doit. Bref, un seul qualificatif : jouissif.

Après le dîner - dans la cour et au jardin, comme toujours lorsqu’il fait beau -, retour à la grange où brille un Steinway. Diederik Wissels sait s’oublier
pour mieux servir sa propre musique. Sans effets, modestement courbé sur son clavier, il accompagne d’abord - discret, présent, pertinent - une lecture d’Henri Robert puis le voilà parti en solo. Une heure et demie de beau piano intense et méditatif, qui vous emmène avec lui, très loin. Assistance recueillie comme le pianiste : un de ces moments de grâce où public et interprète sont parfaitement en phase, sereins et prêts à se laisser traverser par le son. Bonne nuit…

Pulcinella © Diane Gastellu 2011

Elle allait se poursuivre, pour les insomniaques, avec le duo de Grégory Daltin (accordéon) et Didier Labbé (saxophones, flûte), deux habitués des lieux qui ont fait paraître l’an dernier un album en duo, Anima.

Dimanche 14 août : Querbes, le final
Quelques gouttes de pluie, suffisamment pour perturber un débat passionnant sur l’état de la Roumanie après la chute de Ceaușescu ; Dan Lungu relate ses propres naïvetés de citoyen tout neuf (« Mais pourquoi plusieurs partis en démocratie ? Est-ce qu’il ne suffit pas d’un parti, mais un bon ? »), Florina Ilis évoque une société désemparée mais qui avance, tout en laissant beaucoup de choses et de gens sur le bas-côté : rien n’est simple, rien n’est noir ni blanc. Alexandra Beaujard parle de l’abandon où sont tenues les communautés rrom, illustre l’hypocrisie d’une Union de façade qui trouve de bien étranges accommodements avec ses propres principes.

L’étable : Jean-Luc Debattice lit - profère, gueule, incarne plutôt - Tristan Tzara, Mircea Eliade, Emil Cioran, Gherasim Luca, Eugène Ionesco, auteurs majeurs de la connexion franco-roumaine, tous traversés par la conscience de l’absurdité de la condition humaine et une désespérance féroce cachée sous le burlesque. La salle frémit, le public s’esclaffe, et retourne à la librairie sous le hangar pour compléter sa bibliothèque.

Dernier concert de la journée, dernier concert du festival : Dzsindzsa, encore eux, dans l’étable cette fois. Un concentré de générosité musicale, avec toujours ce mélange de rigueur instrumentale, d’énergie et de fantaisie caustique. Difficile de conclure. Difficile de partir et de repasser la frontière, même si à Querbes, on ne vous embarque pas manu militari dans un panier à salade avec du scotch sur la bouche et les menottes aux poignets. On s’y trouvait bien, dans la petite République de Querbes. On aurait volontiers demandé l’asile. Poétique.