
Marek Pospieszalski, de ferventes consonances
Le saxophoniste polonais, éclectique et cohérent, en quelques étapes sonores.
Marek Pospieszalski © Maciej Malinowski
Peu connu de ce côté-ci de l’Europe, le saxophoniste polonais pourrait bien devenir une des figures importantes des années à venir. Tout au moins une personnalité à suivre. Fort d’un parcours éclectique et dans le même temps cohérent, son approche de la musique, tant comme interprète que comme compositeur, en fait une voix originale qui méritait un coup de projecteur.
Peut-on définir le devenir d’un artiste à l’aune de ses origines ? Rétroactivement, il est toujours séduisant de le faire et dans le cas de Marek Pospieszalski, nous ne nous en priverons pas, tant compte chez lui l’héritage d’un père, la culture d’un pays et l’identité d’une ville.
- Marek Pospieszalski © Maciej Malinowski
Marek Pospieszalski est en effet né en 1988 en Pologne à Częstochowa, ville de 200.000 habitants située au sud-ouest de Varsovie. Issu d’une famille d’artistes, d’écrivains et architectes, il évolue dès son plus jeune âge dans un environnement musical. Son père, Mateusz Pospieszalski, dont le nom n’évoque sans doute rien en France, est considéré comme un des musiciens polonais populaires d’importance de ces dernières années. Ses nombreuses participations en tant que saxophoniste/clarinettiste (son groupe Tie Break bénéficie d’une grande notoriété) ou comme arrangeur/producteur l’ont vu collaborer, entre autres, avec des personnalités internationales comme Dee Dee Bridgewater ou Nick Cave. Son oncle Jan est compositeur et le frère de Marek, Franciszek Pospieszalski, de même que le cousin Szczepan Pospieszalski sont également musiciens, contrebassiste pour le premier, trompettiste pour le second. Bref, l’entourage est bénéfique à l’épanouissement d’une personnalité musicale.
De fait, dès 6 ans le jeune Marek s’initie à la pratique instrumentale, d’abord le piano, puis la clarinette et enfin le saxophone auquel il s’adonnera intensément à la Kraków Academy of Music. Comme il se doit, il expérimentera différents styles musicaux (hip-hop durant les années lycée), mais se tournera vite vers un jazz de création à travers de nombreuses collaborations puis des formations sous sa direction.
une approche contemporaine où la pâte sonore est longuement travaillée
Ainsi, son engagement au côté du contrebassiste phare de la scène polonaise Wojtek Mazolewski (qui a joué, pour sa part, avec Tim Berne, Tomasz Stańko, John Zorn, Pete Kowald pour les plus connus ici) avec qui il joue encore aujourd’hui au sein du Wojtek Mazolewski Quintet lui offre le moyen d’affirmer son identité et d’éprouver sa pratique professionnelle. En 2013, il participe au disque Shaman du Mazolewski González Quintet (en compagnie du trompettiste texan Dennis González) pour des plages d’un free rêveur à développement lent qui trouvera des échos dans les futures productions du saxophoniste.
L’année suivante, il s’associe au violoniste Tomasz Sroczyński pour le disque Bareness qui paraît sur le label Requiem Records. Les deux musiciens y développent une approche contemporaine, là encore atmosphérique, où la pâte sonore est longuement travaillée. Posant d’une autre manière les prémisses d’une obsession de Pospieszalski pour le son dans sa dimension matérielle, les grattements, les grincements du violon s’ajoutent aux claquements de langue, de même qu’à l’envol de petites flammèches s’échappant du saxophone. Ils dessinent une poésie sèche fortement évocatoire pourtant, car ne s’interdisant pas une douceur étale et caressante.
En réalité, le saxophoniste aime se trouver à la jonction de plusieurs esthétiques pour en assurer une synthèse personnelle. Si le contemporain peut être sollicité pour ce disque, le duo Maldeiwy qu’il forme avec le batteur Qba Janicki, rencontré sur les bancs de l’université et qui est membre lui aussi du Wojtek Mazolewski Quintet, tient de la lutte amicale libre et de l’expérimentation des rapports de force entre une batterie et un saxophone. Musique immédiate qui se déploie principalement en live avec vigueur dans un flux jaillissant, compact et électro-acoustique. Afroaleatoryzm sort en 2018 sur le label Lado ABC ; Dolce Tsunami en 2020 puis Eden en 2024 chez Coastline Northern Cuts.
Mais le travail de Pospieszalski ne se limite pas à une exploration de territoires cabossés. Soucieux de s’inscrire dans la continuité d’une histoire plus large, que ce soit celle du jazz comme celle de la riche histoire de la musique polonaise, il construit avec des formations plus ambitieuses, en nombre d’interprètes comme par le propos, des programmes qui s’y réfèrent explicitement.
Deux disques ambitieux constituant un diptyque témoignent de son attachement à l’identité de son pays. Parus tous les deux sur le label portugais Clean Feed (qui montre une fois de plus le rôle majeur qu’il joue dans l’illustration de la créativité du jazz européen), Polish Composers Of The 20th Century, en 2022 puis son pendant féminin, en 2023, No Other End Of The World Will There Be (Based On The Works Of Polish Female Composers of the 20th Century) entendent, non seulement, offrir un hommage à de grand·es compositeur·trices polonais·es (Tadeusz Baird, Kazimierz Serocki, Witold Szalonek, Bogusław Schaeffer, etc. Puis Barbara Buczek, Elżbieta Sikora, Grażyna Pstrokońska-Nawratil, Marta Ptaszyńska, etc.) mais proposent dans le même temps une version renouvelée des pièces jouées.
un projet intrépide et direct comme une sorte de coryphée hurlant sur un tapis déglingué
Accompagné par un octet de musiciens (Piotr Chęcki aux saxophones, Tomasz Dąbrowski à la trompette, Szymon Mika aux guitares, Grzegorz Tarwid au piano, Max Mucha à la basse et les fidèles Tomasz Sroczyński au violon et Qba Janicki à la batterie), le saxophoniste s’appuie sur les partitions originales sans les interpréter strictement. Elles servent en réalité de feuilles de route, de palettes de couleurs ou d’impressions à des improvisations semi-dirigées. Cet ensemble hybride qui emprunte à de nombreux styles et conserve tout du long une unité de ton fait la force d’un projet par ailleurs intrépide et direct, comme une sorte de coryphée hurlant sur un tapis déglingué (écoutez le titre « Bacewicz »).
Rien de compassé en effet, l’octet est une machine puissante qui s’aventure sans timidité dans les mondes qu’il investit. Par-delà un bruitisme revendiqué, il va chercher à exploiter la partie la plus dense d’une matière au cœur de laquelle il trouvera une forme d’essence musicale. Les compositions signées de la main de Pospieszalski se placent d’ailleurs tout autant dans ce mode de fonctionnement.
Sur Now ! le dernier disque de l’octet, sorti en 2024, il invite la saxophoniste américaine Zoh Amba. Déjà repérée dans les colonnes de Citizen Jazz, Amba se mêle avec évidence au travail des Polonais. À partir d’un matériau qui là encore, aux dires de Pospieszalski lui-même, est, avant tout, « un point d’entrée » permettant le déploiement d’un univers, on assiste à une musique organique, foisonnante en termes de couleurs et de textures qui s’appuient sur des mouvements itératifs prenant le temps de gonfler dans un processus inexorable.
À l’intérieur de ce flux qui s’érode pour toujours se renouveler, l’Américaine notamment, sans en rajouter dans l’outrance, fait valoir la raucité de son saxophone et l’immédiateté d’un discours aussi immédiat que grave qui s’accorde parfaitement à un propos vertical aux consonances ferventes).
Car, peut-on définir l’identité d’un artiste à l’aune de ses origines ?, comme nous nous le demandions en introduction. Częstochowa où il est né est, à la fois un lieu universitaire mais aussi un grand centre religieux (la ville est jumelée avec Lourdes en France). Dans le monastère des Pères Paulins où se trouve le sanctuaire de Jasna Gora, on conserve une icône d’une Madone Noire qui aurait été peinte par l’évangéliste Luc.
Sans faire un lien que rien n’atteste, on peut toutefois projeter un peu de cette spiritualité sur la musicalité de Pospieszalski. Que ce soit, en effet, à travers le dernier disque de son octet comme dans le disque précédent, Dürer’s Mother (Clean Feed, 2022), on le sent en quête d’une essence première du geste musical qui passe par un usage du temps musical comme intensité brûlante (comme sur Now !) ou au contraire comme une latence aérienne.
Prolongement de l’approche évanescente du quartet de Kuba Pluzek avec qui il enregistra Creationism pour le label For Tune en 2017, le quartet de Pospieszalski réunissant Elias Stemeseder au piano, Max Mucha à la basse et Max Andrzejewski à la batterie joue de l’équilibre entre austérité et sensualité. Évitant les recettes toutes faites du jazz de chambre, la formation parvient à surprendre par le soin apporté au climat et son épanouissement. Les interactions entre un piano et un saxophone, qui se nouent autant qu’elles se dénouent, génèrent ainsi des lignes mélodiques envoûtantes qui rehaussent un espace troué, modulé par une basse et une batterie elliptique. Elles permettent, de fait, d’apprécier les qualités expressives des musiciens, mais surtout accompagnent l’auditeur vers des états méditatifs où le signal sonore est un medium pointant vers une géométrie des ondes, musique des sphères ou autres volumes à contempler.