Matana Roberts
La trop rare saxophoniste américaine était à Bruxelles et à Paris en avril 2016 pour deux représentations du troisième chapitre de son projet Coin Coin.
© Image : Matana Roberts in « Mississippi Moonchile » Directed by Radwan Moumneh
Artiste à la fois emblématique des musiques noires américaines (jazz, gospel), des musiques créatives (elle est passée par l’AACM de Chicago) et iconoclaste (elle et l’un des fleurons de Constellation, label post-rock montréalais), la charismatique Matana Roberts est dite rebelle, engagée, insaisissable.
C’est surtout une artiste qui accorde simplement du temps et de l’espace à l’exploration. Son concert dans la capitale belge, encore marquée par de tristes événements, a donné l’occasion d’un échange autour de ses méthodes de travail et de l’élaboration d’un projet qui s’annonce déjà titanesque.
- Coin Coin. Un long projet : douze chapitres annoncés. Vous interprétez ces jours-ci, en Europe, le chapitre 3. Voilà déjà quatre ans que j’ai vu le chapitre 2 sur scène. Où en êtes-vous ?
Ce projet je l’ai pensé, composé, joué, amené sur les routes avant même d’avoir trouvé un label qui accepte de le produire et l’enregistrer. Les six premiers chapitres sont écrits et sont joués depuis 2005. Donc oui, c’est en effet un processus de longue haleine. En ce moment je travaille sur l’enregistrement du chapitre 4 qui, au fil des années, évidemment, s’est étoffé. Je l’ai interprété sur scène, dans sa première version, en 2008 ou 2009. Vous voyez, je suis constamment en train de rénover. Et puis, je l’avoue que je ne me suis pas vraiment fixé de date limite !
- Votre label, Constellation Records, ne vous en donne pas ?
Chez Constellation, il faut respecter des étapes lentes, un calendrier pour qu’une production discographique voie le jour. Alors, avant de rentrer dans ce processus, je souhaite que mon travail soit totalement fidèle à ce que je souhaite et pour cela, je préfère attendre, passer mon tour, laisser les productions des superbes artistes de ce label paraître avant s’ils sont prêts. Cela ne m’ennuie pas d’attendre.
- Et l’attente du public ? Loin de moi l’idée de « vous mettre la pression » (rires), je fais partie de ceux qui ont embarqué dans l’histoire (de Marie-Thérèse Metoyer, alias « Coin Coin ») et qui ont hâte de voir les couleurs des autres chapitres.
Oh, oui, je le sais ! Dire que, quand j’ai commencé le projet, je pensais que tout serait terminé en 2011 (rires) ! Je suis la première à devoir m’armer de patience, car c’est comme si Coin Coin avait sa propre vie et m’imposait son rythme, sa direction. C’est désormais moi qui le suis, comme vous !
- Matana Roberts © Jason Fulford
- Ce soir au Cinéma Nova à Bruxelles, demain à Paris dans la cadre du festival Banlieues Bleues ; à chaque fois, un contexte différent, un public différent. Coin Coin, témoignage historique, a donc sa vie à lui. Est-ce qu’il prend du sens dans la rencontre avec le public ? Qu’en attendez-vous ?
Je veux créer une expérience. Je veux que le public trouve sa place dans le projet. Il est primordial que le public qui reçoit ou écoute ma musique ait un avis critique, qu’il l’aime ou pas, c’est ce que je recherche. La notion de diversité est importante. Cela rejoint la raison qui m’a amenée à décomposer ce projet en 12 segments. C’est parce que c’était le meilleur moyen pour moi me mettre au défi en tant que compositrice. Le processus d’écriture de ces différents segments a été assez similaire, mais à chaque fois la musique doit se différencier du précédent.
Il est primordial que le public qui reçoit ou écoute ma musique ait un avis critique.
Par exemple, sur ce chapitre 3, le défi était de me trouver face aux machines, à l’électronique, aux samplers, car je ne suis pas très à l’aise avec ça. Et c’est ce qui me plaît. Je pourrais me faire aider, faire en sorte que la mécanique soit « super huilée » mais je n’en ai pas envie. Je veux, au contraire, que ces difficultés se voient. Ma musique ne doit pas refléter ce que je ne suis pas. Je veux que ce chapitre reste un peu lo-fi, qu’il conserve sa nature étrange, l’intégrer, sans en faire trop. Dans la création, c’est l’apprentissage qui est primordial pour moi. Proposer un travail qui soit propre, balisé, prévu, s’apparente à de l’art performatif et ce n’est pas du tout que je recherche. Il n’y a que lorsque j’apprends que je suis heureuse !
- En ce sens, vous présenteriez-vous comme une musicienne jazz ? Alors, que, musicalement, ce chapitre est justement le moins jazz des trois déjà parus…
Passée par la Black Rock Coalition à New York et l’AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians) à Chicago, je suis ancrée dans le jazz et la musique noire américaine depuis longtemps et je pense ne pas avoir besoin de « me présenter ». En tout cas, je ne vois aucun intérêt à être présentée comme une musicienne jazz ! Je ne dis pas cela par provocation, mais parce que je considère de nombreux musiciens que je côtoie et que j’admire comme de véritables jazzmen. En creusant certaines idées précises de cette musique, de ses traditions, ils s’inscrivent dans l’histoire du jazz. Ce n’est pas ce que je fais. Je me vois davantage comme un hybride de diverses musiques américaines. Pourtant, allez savoir pourquoi, l’on continue à me présenter comme une musicienne jazz, c’est vrai ! Enfin… si cette appellation peut faire en sorte qu’un nouveau public découvre et aille écouter certains musiciens jazz, alors, dans ce cas, je veux bien être « jazz ».
Je ne vois aucun intérêt à être présentée comme une musicienne jazz !
- Cette définition n’est tout simplement pas importante pour vous ?
En effet, ce n’est pas ce qui compte, mais je dois réagir. Il y a quelque chose en moi qui, politiquement, se sent provoqué, se dit que c’est une étiquette que l’on me colle par facilité, parce que je suis afro-américaine et que je joue du saxophone ! Je me bats contre ça et parfois contre l’idée qu’un artiste doit être capable de se définir, lui et son travail, expliquer qui il est, ce qu’il fait, à quel mouvement il appartient, etc. J’aimerais passer outre, mais à force de laisser ce champ ouvert, on me donne trop d’étiquettes ! Ce serait plutôt ça qui me gêne. Voilà pourquoi je dois me positionner.
Suis-je musicienne ? Suis-je artiste ? Je me vois comme une « amatrice » dans le monde du son. J’ai travaillé ma technique au saxophone au sein d’une tradition jazz américaine alors cet élément ressortira toujours, mais il faut laisser aux individus le droit d’évoluer. C’est tellement bizarre… J’ai déclaré me retrouver dans une génération plus âgée de musiciens de Chicago, qui se décrivent comme « expérimentaux ». Puis je me suis rendu compte que cela pouvait me couper d’un public qui y voit quelque chose de trop intellectuel pour avoir envie d’écouter. Alors, ensuite, je me suis présentée plus simplement comme une « aventurière sonore » mais c’est trop vague. Le fait est que je n’ai pas encore trouvé la façon de me définir !
- Matana Roberts © Paula Court
Cette ville, Bruxelles, qui porte les cicatrices des récents et tragiques événements, cet endroit dans lequel vous jouez ce soir, le Cinema Nova, ont-ils du sens dans votre travail, vos préoccupations ?
Bien entendu ! Ayant déjà joué à Bruxelles, j’étais déjà consciente de la particularité de cette ville où tant de nationalités, de cultures se côtoient. Cette spécificité a été tragiquement médiatisée récemment. Je ne peux m’empêcher de penser que si cet attentat avait été perpétré quelques semaines plus tard, j’aurais fait partie de ces gens à l’aéroport et dans le métro. Comment ne pas y songer ? Il suffit de voir les militaires, la police dans la rue pour ressentir cette réalité tragique. Ce n’est pas inhérent à la ville ou à la situation de Bruxelles, même aux Etats-Unis il est devenu banal de voir les forces armées dans la rue… mais de jouer dans des villes récemment touchées par la folie meurtrière me fait davantage prendre conscience de l’ignominie de ces actes. Rien ni personne ici ne justifie qu’une telle violence ait été commise !
Bruxelles est internationale, c’est une cité qui porte une longue histoire et à mes yeux cela rend l’acte d’y jouer encore plus fort. L’énergie que je ressens au cours d’un concert est celle de l’histoire du lieu à laquelle s’ajoute celle des gens présents. C’est vraiment un plus, pour moi. Je ne vis pas les choses de la même manière dans de nouvelles salles, sophistiquées. Les lieux, comme ce cinéma, qui ont vu passer l’histoire et qui sont toujours debout … c’est de cela dont il est question dans ma musique !
Les lieux qui ont vu passer l’histoire et qui sont toujours debout … c’est de cela dont il est question dans ma musique !
Les thématiques de la mort et la destruction me traversent, me bouleversent. Que ces événements aient lieu à Beyrouth, en Irak ou en Syrie, c’est la même injustice que je ressens. Cela rend parfois plus difficile le fait d’avoir choisi d’être artiste, d’être quelqu’un qui voyage. Je souhaite justement que ma musique amène les gens vers d’autres lieux de réflexion. Aucun concert ne ressemble à un autre. C’est ce qui fait que le projet Coin-Coin continue. Jouer ce chapitre 3 pour les gens d’ici, d’aujourd’hui, est palpitant.