Chronique

Energie Noire

Loitering The Loop

Nicolas Péoc’h (as), Vincent Raude (electro). Invités : Steve Berry (tb), Irvin Pearce (ts), Michael Zerang (dm), Nick Broste (tb), Christophe Rocher (cl), Philippe Lemoine (ts), Lou Malozzi (turntables)

Label / Distribution : MZ Records

Deux Bretons aimant les mêmes breuvages maltés à base d’herbes grimpantes mélangées à une eau qui prend sa source dans une ville connue pour sa bouillante et souterraine vie artistique : Chicago (Illinois), s’y rendent. Le voyage leur permet de s’approcher de cette matière évoquée dans nombre de concepts cosmologiques, l’Energie Noire. Pour l’excaver, observer son ténébreux rayonnement, les musiciens disposent de deux types d’outillage. La mécanique organique d’un saxophone pour l’un, la technologie et la collection méticuleuse de sons pour l’autre.

Nicolas Péoc’h, nourri par les musiques afro-américaines, par Steve Coleman (lui aussi passionné par le cosmos) pour sa musique autant que pour ses méthodes de composition, possède à l’alto ce groove savamment décontracté que l’on a repéré au sein de formations associant énergie post-rock et polyrythmies, telles Oko et The Khu. Vincent Raude, multi-instrumentiste devenu maître ès électro-acoustique, notamment sous le nom d’Upwellings (« montée des eaux » en français), mêle samples et expérimentations sonores dans une musique située aux confins du dub et de la techno minimale. Une simple histoire d’air et d’eau, en somme. Tous deux membres de l’ensemble Nautilis, ils ont un autre point commun. Un sens du groove vagabond et référencé. Aussi sont-ils arrivés à Chicago valises vides et têtes pleines.

Longuement prémédité, enregistré en quelques jours, comme si les méthodes de création du furieux Bitches Brew et d’Endtroducing, album de DJ Shadow, fusionnaient, Loitering The Loop (flâner dans le métro / la boucle) raconte le trip de deux Français se frottant aux notes de la banlieue bleue chicagoane. Avec ivresse, ils capturent et nous les suivons, captivés. Leur musique n’est ni une copie ni un hommage : elle est ancrée dans la réalité de tout ce qu’elle croise sur sa route.

Ici on ne traque pas les stars, mais les strates. Les couches de sons. Dès l’atterrissage à l’« O’Hare Airport » tous les bruits sont captés par Raude. « Goyahkla », composition 100% Péoc’h, confirme que la musique du duo reste identifiable – chaque musicien possédant un caractère bien trempé – mais, comme une éponge, cette quête outre-Atlantique va grandir au contact des autres.

Le tromboniste Steve Berry, d’abord. Membre de l’AACM, proche d’Ernest Dawkins avec qui il a cofondé une unité pédagogique à Chicago, il s’est produit hors des cercles jazz, aux côtés de légendes funk ou soul (James Brown, Tony Bennett et Jerry Butler). Irvin Pierce, saxophoniste ténor passé lui aussi chez Steve Coleman, dont le jeu trouve ses marques aussi bien côté bop que R’N’B. Le batteur Michael Zerang avec qui Raude et Péoc’h ont déjà partagé la scène à Brest, et Lou Mallozzi créateur, pédagogue et chercheur sonore de renom.

Leur rencontre et finalement tout, sur ce disque, célèbre l’agglomération. La pochette est un plan, une vue en coupe de Chicago, qui la montre comme un végétal au microscope. De là à voir la musique d’Energie Noire comme un mille-feuilles indigeste, non : on garde la ligne et on se concentre sur la finesse. Entre Pierce et Péoch, saveurs pimentées ou sucrées naissent vite, notamment lorsque la sauce est battue par Zerang (« Fifth »). La bien nommée « Let It Grow », composée par Raude, propose l’option buffet fin, où chacun se sert et sert l’autre.

Les exemples sont infinis car les arrangements laissent de la place, des zones d’expression libre pour nos imaginaires et le flow du rappeur Billa Camp. Cette musique urbaine parle à ceux qui voyagent lentement avec la conscience de devoir s’ouvrir, breaker, à chaque instant. Comme un dimanche où lézarder au soleil en dodelinant à l’écoute de souffles enjôleurs et de basses rondes (« Low Down ») est permis.

Enregistré en 2014, par nos deux herboristes, j’avais ouï dire que la récolte était excellente. Il aura pourtant fallu attendre plus d’un an avant que le disque sorte. L’attente est aujourd’hui récompensée par la qualité de cette production et sera compensée par la sortie d’un second album prévu au printemps 2016. Au plaisir d’en voir la nouvelle éclosion !