Entretien

Ingebrigt Håker Flaten à la barre

Le Norvégien Ingebrigt Håker Flaten, bassiste en navigation perpétuelle, est devenu en 20 ans un artiste majeur de la scène jazz mondiale.

IHF © Photo Christophe Charpenel

Ingebrigt Håker Flaten est à l’affiche du festival Vossa Jazz, programmé initialement en cette fin de mois de mars. L’édition 2021 aura finalement lieu du 24 au 26 septembre.
Pilier des groupes The Thing, Atomic, Starlite Motel, Free Fall, Close Erase, Scorch Trio, The Young Mothers et tant d’autres, moteur incontestable de la scène jazz des deux précédentes décennies, cet amoureux de Charlie Haden est toujours partant pour les expériences les plus folles tout en étant gardien du temps. On le dit hyperactif, on le découvre hypersensible et capable d’observer la situation internationale avec recul et humilité. Après avoir vécu 10 ans aux Etats-Unis à Austin, il s’est réinstallé à Trondheim, autre capitale du jazz norvégien. Lui tendre le micro, c’est faire le plein d’énergie, de feu et d’eau mêlés, d’enthousiasme, mais aussi d’inquiétudes, après un an de scènes fermées et de salles silencieuses.

- Bassiste, donc garant de la vibration et du rythme, on vous sait capable de grandes enjambées entre les styles, si bien qu’il est difficile de présenter votre musique. Comment décrivez-vous simplement votre travail ?

(Il rit) J’aime dire que je fais simplement de la musique et que je travaille avec les contrastes. Je suis conscient que mon style est éclectique, en particulier avec un projet comme The Young Mothers, difficile à décrire, mais la ligne directrice est toujours l’improvisation. J’espère que c’est ce que retiennent ceux qui écoutent attentivement.

Ingebrigt Haker Flaten © Jos L. Knaepen Citizen jazz

- The Young Mothers est en effet un bel exemple. Un groupe terriblement actuel, qui mélange grindcore, hip-hop et jazz US. Récemment est sorti “Locations”, fruit abstrait et bruitiste d’un duo avec le multi-instrumentiste Steve Jansen. C’est donc l’improvisation qui garantit le mieux l’ouverture à l’autre ?

Oui, je le crois sincèrement ! En tant qu’improvisateurs on est capables de jouer ensemble parce qu’on partage une compréhension de la musique et un langage. Les membres de Young Mothers ont tous un parcours différent mais nous sommes tous improvisateurs. Le rappeur et trompettiste Jawwaad Taylor et le saxophoniste Jason Jackson sont tous deux passés par Nameless Sound, une association et une institution basée à Houston au Texas, qui présente et promeut la musique créative contemporaine internationale avec des méthodes d’éducation artistique novatrices. Leurs professeurs ont été des gens comme Pauline Oliveros et Joe McPhee.
Le batteur, chanteur et vibraphoniste Stefan Gonzalez est le fils du trompettiste Dennis Gonzalez ; il a grandi auprès de célèbres musiciens de free jazz et batteurs comme Don Moye et Louis Moholo, avant de commencer à jouer du grindcore et du punk à l’adolescence. Jonathan Horne est un guitariste incroyable et incontournable de la scène d’Austin (il a tout vu : du rock indépendant à la musique improvisée). Frank Rosaly a été l’un des batteurs les plus en vue de la scène jazz de Chicago, avant de s’installer à Amsterdam il y a quelque temps. C’est en cela que The Young Mothers est un bon exemple : un groupe unique, dont la musique est faite de couches multiples, et bien enraciné dans l’impro.

Je suis heureux que vous mentionniez « Locations » qui vient de sortir. Un album réalisé avec Steve Jansen, enregistré à Austin il y a des années par Spencer Garland, qui est un guitariste et auteur-compositeur-interprète désormais renommé. J’adore travailler avec Steve, c’est un ami, en plus d’un grand écrivain et un artiste visuel. Les artistes que j’ai rencontrés et avec qui j’ai travaillé au Texas ont pour point commun d’être extrêmement ouverts. Ce sont eux qui m’ont permis de créer ces projets. Ces collaborations n’auraient pu naître ailleurs, en fait.

- Vous avez aussi une attention constante pour la tradition. Les racines de la musique. Étudier l’histoire du jazz a ouvert votre voie professionnelle et vous avez travaillé avec des musiciens américains des générations précédentes. Désormais, c’est vous qui endossez le rôle de « passeur ». Quel est votre regard sur la scène jazz actuelle. En Norvège (la génération Signe Emmeluth, Andreas Røysum) ou ailleurs ?

J’adore la nouvelle génération d’improvisateurs ici en Norvège ! La batteuse Veslemøy Narvesen est incroyable, elle fait partie avec six autres musiciens de mon nouvel octet, KNARR. J’ai beaucoup joué avec Signe et Andreas : ce sont de grands musiciens et des improvisateurs très forts. J’espère pouvoir jouer un peu plus avec Marte Lea aussi, j’adore son jeu, elle a une voix au ténor tout à fait unique ! La nouvelle scène est vitale. Une vraie source d’inspiration !

« ild sjel »… maintenir les braises allumées en attendant des jours meilleurs

J’ai passé beaucoup de temps, ces dernières années, dans des endroits très différents : Mexico, Bogota, Chicago, Houston, Amsterdam, Paris et Oslo, et mon avis très sincère et personnel est que la musique improvisée y est en plein essor. Des gens parviennent à créer des communautés. En norvégien, on utilise l’expression « ild sjel » (« une âme de feu ») pour décrire ceux qui brûlent d’une passion pour leur art. Ces gens existent dans toutes ces villes et je me sens vraiment chanceux de faire partie de tant de communautés dans le monde, c’est comme une grande famille. Nous avons tous du mal à joindre les deux bouts en ce moment, mais nous devons maintenir les braises allumées en attendant des jours meilleurs ! J’ai hâte de reprendre la route pour retrouver et me reconnecter avec toutes ces belles personnes dans le monde.

Ingebrigt Haker Flaten - The Thing au Pôle Etudiant de Nantes © Michael Parque

- Est-ce que vous avez les mêmes héros qu’il y a 20 ans ou 30 ans ?

Absolument ! Même si j’apprends constamment de mes pairs, je suis toujours autant inspiré par les bassistes que j’écoutais quand j’étais étudiant. Charlie Haden en priorité, mais aussi Jimmy Garrison, Charles Mingus, Henry Grimes, Scott LaFaro, Gary Peacock, etc. - je ne peux pas tous les énumérer. J’essaie toujours de développer mon jeu, mon son sur l’instrument. Je recherche tout ce qui est possible pour faire avancer la musique, pour pouvoir grandir en tant que bassiste et artiste. Je suis aussi très heureux d’avoir eu la chance de travailler avec certains de mes grands héros comme Joe McPhee, James ’Blood’ Ulmer, Peter Brötzmann, Bobby Bradford et David Murray… La musique est un processus continu et permanent qui consiste à partager et apprendre.

- Quitte à revenir dans le passé, j’aimerais évoquer des albums plus personnels, peut-être moins connus. Comme celui signé avec le saxophoniste Håkon Kornstad, « Elise », qui me touche particulièrement. Pouvez-vous nous en parler ?

Oui, c’est un projet très important pour moi. Il a été initié par mon frère aîné qui a retrouvé des transcriptions de chansons folkloriques et religieux originaires de mon village natal d’Oppdal. Ces chants étaient interprétés par ma grand-mère, Elise. C’est bouleversant de l’entendre chanter ces mélodies. Elle avait une si belle voix ! La musique et la voix dans ce projet m’ont permis de me reconnecter avec ma famille et l’endroit où j’ai grandi. J’y ai vu l’occasion unique de tisser un lien entre ce monde appartenant au passé, et « mon » présent de musicien-improvisateur actuel. C’est ce qui a inspiré ce projet. Demander à Håkon de jouer s’est fait naturellement : il est l’un de mes meilleurs amis et un musicien et artiste incroyable. Nous avons maintenu ce duo en vie et avons effectivement joué quelques concerts de ce projet « Elise » l’année dernière. C’était aussi touchant qu’au premier jour !

Je ne peux pas comparer contrebasse et basse électrique. Ce sont deux mondes différents

- Lorsque vous avez commencé à vous consacrer au jazz, vous avez abandonné la basse électrique pour la contrebasse. Mais vous êtes revenu à l’électrique lorsque votre carrière a explosé, début 2000. J’ai ici une photo de vous en concert avec une basse électrique, une photo signée Michel Laborde. Pouvez-vous m’en dire plus ?

Oh oui, je me souviens très bien de ce concert avec Scorch Trio à Jazz à Luz ! J’avais une Fender Precision, une basse des années 60, depuis le début des années 90, et je l’adorais. Ça m’attriste encore aujourd’hui : on me l’a volée lors d’une tournée à Hong Kong… J’ai commencé à jouer de la basse électrique à environ 12 ans, dans une chorale de gospel. La basse électrique a fait tellement partie de moi, de mon identité de bassiste, que j’ai toujours dû travailler beaucoup plus dur pour maîtriser la contrebasse. Je ne peux pas comparer contrebasse et basse électrique. Ce sont deux mondes différents pour moi mais j’aime les deux. Ces dernières années, j’ai recommencé à jouer de plus en plus électrique et j’adore pousser l’instrument à l’extrême (jouer complètement acoustique ou au contraire pousser l’ampli le plus fort possible), c’est toujours une source d’inspiration. Les deux instruments se complètent !

Scorch Trio - Festival Jazz à Luz, 13 juil. 2004 © Michel Laborde

- On vous décrit souvent comme hyperactif, hyper productif… En effet, votre discographie, mais aussi la liste de vos collaborations, groupes, et de vos engagements en tant que chef de file d’une génération, est stupéfiante. Ne dites pas que vous détestez vous ennuyer ! Si vous n’étiez pas musicien, que feriez-vous ?

Haha, c’est vrai, je m’ennuie rarement ! Je ne sais pas ce que j’aurais fait si je n’avais pas pu être musicien, je n’ai jamais pensé faire autre chose. Et oui, j’aime jongler avec beaucoup d’activités. Je suis leader de plusieurs de mes groupes. Gérer la logistique des tournées et de mon festival me semble - bien que ce soit beaucoup de travail - une bonne manière d’échapper aux questionnements et défis quotidiens que suppose le fait d’être un artiste aujourd’hui.

Je pense qu’il est important d’appréhender la partie plus « commerciale » de notre travail. Je suis reconnaissant d’avoir pu vivre toute ma vie en tant qu’artiste. Je suis maintenant également très pris par mes nouvelles responsabilités de professeur au département de Jazz de l’Université de sciences et technologies de Trondheim. C’est formidable de faire partie de cette équipe pédagogique et de rencontrer tous ces étudiants talentueux. J’y trouve de l’inspiration et un bon changement de rythme en ces temps difficiles. Mais j’ai vraiment hâte de reprendre la route…

- Il y a un autre changement qui s’opère sur la scène internationale, si l’on compare la situation entre les années 2000 et 2020, c’est la représentativité des femmes. Heureusement, ça s’est amélioré. Comment avez-vous observé cette évolution, si vous l’avez observée ?

Oui, je pense qu’il y a eu un changement. Une prise de conscience en ce qui concerne la place des femmes dans la communauté musicale en général. Fait intéressant : de tous les endroits où j’ai vécus jusqu’à présent, je pense qu’Austin, Texas est une des places les plus fortes en termes de représentativité des femmes, quels que soient l’instrument ou le genre musical.
La Suède a également œuvré pour le changement en Scandinavie et on en voit les résultats aujourd’hui. En Norvège, ça va mieux : il y a beaucoup de femmes incroyables qui évoluent et représentent la scène improvisée et jazz, et j’ai la chance de jouer avec beaucoup d’entre elles. Le changement doit se produire le plus en amont possible sur le plan sociétal, afin d’arriver à un équilibre entre présence masculine et féminine sur scène. Je souhaite que tout ça continue de grandir dans les années à venir.

- Vous avez vécu 10 ans aux États-Unis et vous êtes récemment revenu vous installer en Norvège. Avec un peu de recul et une année terrible pour les musiciens, quelles sont selon vous les différences entre ces deux cultures ?

Il y a tant de différences, elle sont si énormes, je ne sais pas par où commencer. Tous mes amis et ma famille aux États-Unis me manquent. Ce sont des gens si impliqués dans les communautés artistiques là-bas… Ils donnent beaucoup de leur énergie et de leur temps. Je ne pense pas connaître d’autre endroit au monde où les personnes sont si engagées dans ce qu’elles font. Les soutiens financiers pour l’art sont beaucoup plus limités qu’en Europe, et surtout qu’en Norvège. Il est facile de considérer ces politiques d’aides culturelles comme allant de soi, et je suis heureux de connaître ces deux réalités extrêmement différentes.

C’est aussi facile de généraliser et stigmatiser les États-Unis. On y trouve des couches sociales et des diversités culturelles qui, je pense, sont difficiles à comprendre et à percevoir si l’on n’y a pas vécu. Malgré les nombreux problèmes auxquels la nation est confrontée, et qui font qu’il est difficile d’y vivre, j’ai également appris à aimer les États-Unis pour tous les personnes extraordinaires qui y vivent, des gens aux mentalités progressistes. Ça me manque beaucoup. J’ai fait un passage à Austin en janvier. J’espère y repartir bientôt. Être de retour en Norvège est un énorme changement, mais j’apprécie d’être plus proche de ma famille ainsi que toutes les ressources et opportunités qui rendent la vie et la création artistique beaucoup plus faciles. Cependant il est tout aussi facile d’oublier à quel point c’est un privilège. C’est aussi extrêmement cher de vivre ici, ça me choque tous les jours ! Le monde change, les riches deviennent plus riches et les pauvres deviennent plus pauvres partout, même en Norvège.

Il faut être bien conscient de la chance de pouvoir disposer d’aides publiques à la création, ça pourrait changer bientôt.

A mon avis, il faut être bien conscient de la chance de pouvoir disposer d’aides publiques à la création, et de les utiliser tant que possible car ça pourrait changer bientôt. Il y a aussi des financements publics aux États-Unis. J’ai obtenu le soutien de la ville d’Austin pour mon festival pour la septième fois, car le festival a permis à une centaine de grands artistes de se produire dans la ville au cours des six années précédentes. J’ai également été soutenu à deux reprises par la Mid Atlantic Arts Foundation qui nous a permis de faire des tournées en Europe et en Colombie avec The Young Mothers. Tourner en Europe grâce à des subventions des États-Unis… une expérience intéressante. On doit tout tenter pour faire exister et vivre notre musique !

Ingebrigt Haker Flaten et Mats Gustafsson, Pôle Etudiant de Nantes © Michael Parque

- Vous étiez l’invité de Vossa Jazz Festival pour une création qui sera finalement présentée en septembre. Que voulez-vous partager avec les gens qui attendent de vous voir et de vous entendre à nouveau ?

Oui, le festival vient juste d’annoncer son report, pour la seconde année à cause du Covid, donc le projet KNARR [1] évolue. Nous allons enregistrer l’album d’abord et le présenter en exclusivité à Voss le 26 septembre. KNARR [2] est un tout nouveau projet. Je suis extrêmement reconnaissant et honoré de cette opportunité donnée par Vossa Jazz festival.
La commission « tingingsverket » est l’une des plus importantes commandes qui puisse être adressé à un artiste de la part d’un festival, ici en Norvège. Les musiciens que j’ai invités à participer sont tous complètement dingues et j’ai hâte de prendre la barre et de mettre ce navire à l’eau avec eux !

- Nous préparons un entretien avec le saxophoniste Mats Gustafsson avec lequel vous jouez dans The Thing, notamment. Nous lui avons demandé de vous poser une question, la voici : « Comment vois-tu - d’un point de vue créatif - la différence entre le fait de travailler, aujourd’hui et depuis peu, au cœur de la scène de Trondheim, comparé à la créativité qu’il y avait dans ta vie habituelle, faite de tournées et d’allers-retours au Texas ? Es-tu capable d’aller plus en profondeur dans ta musique, maintenant que tu ne voyages plus ? »

Même si je suis heureux d’être en sécurité et proche de ma famille et d’avoir pu rester au même endroit plus longtemps que d’habitude ces dernières années, je trouve qu’il est vraiment difficile de retrouver le même flux créatif que j’ai ressenti sur la route. Je réalise plus que jamais à quel point le mouvement est important pour moi, à quel point il est important de voyager d’un endroit à l’autre et de rencontrer de nouvelles personnes. J’ai découvert que je travaille mieux lorsque je suis en voyage que lorsque je suis chez moi, dans mon appartement, pendant longtemps.

Avant, mon organisation me semblait être un parfait équilibre entre de longs voyages et un repos « intense » à Austin entre deux tournées. Maintenant, ici à Trondheim, j’ai commencé une nouvelle vie beaucoup plus stable et j’enseigne la basse jazz à l’université, c’est une situation totalement différente mais aussi très gratifiante une fois que je suis arrivé à me fondre dans cette nouvelle façon de vivre et de créer. Je n’y suis pas encore, mais c’est de plus en plus facile. Et j’ai beaucoup de chance de faire partie d’une communauté créative et inspirante avec mes collègues artistes ici à Trondheim. Nous avons lancé quelques nouveaux projets, ainsi qu’une nouvelle association qui travaille avec une salle en ville pour créer des spectacles et des résidences. Nous avons obtenu le soutien de la ville de Trondheim et cela nous occupe beaucoup, nous travaillons actuellement sur un festival pour le printemps prochain.
J’ai également eu la chance d’avoir eu cette commande d’écriture du festival Vossa Jazz qui m’a permis de rester créatif l’année dernière, et je suis très content et reconnaissant d’avoir eu l’opportunité de faire ça en ces temps de folie. Je ne sais pas comment je vais me sentir et me comporter une fois que tout ça sera terminé, haha !
Mais il y a toujours de nouvelles musiques à découvrir, de nouveaux projets à creuser, et de nouvelles musiques à écrire et à jouer !

par Anne Yven // Publié le 21 mars 2021
P.-S. :

[1Ingebrigt Håker Flaten’s KNARR réunit la guitariste Oddrun Lilja Jonsdottir, la batteuse Veslemøy Narvesen, la saxophoniste Mette Rasmussen, le pianiste Oscar Grönberg, le trompettiste Eivind Nordset Lønning, Atle Nymo au saxophone ténor et clarinette et le batteur Olaf Olsen, autour du bassiste.

[2Nom d’un type de navire marchand de l’ère Viking, pour la navigation en haute mer.