Scènes

Jazzfest Berlin, là où tout commence parfois

Le Jazzfest Berlin a joué à guichets fermés pour sa 59e édition.


Pari réussi pour la 59e édition du festival Jazzfest Berlin 2022 de retour à la Haus der Berliner Festspiele. Affichant un remarquable taux de remplissage de 96%, ce sont environ 7000 visiteur.euse.s passionné.e.s de musique qui ont afflué pour des concerts, la plupart à guichets fermés, sur les scènes du Haus der Berliner Festspiele, de la salle Pierre Boulez, des clubs voisins A-Trane et Quasimodo, ainsi qu’à l’église du souvenir Kaiser Wilhelm, et ce durant les quatre jours du festival du 3 au 6 novembre dernier. 150 artistes de plus de 25 pays, dont les États-Unis, l’Afrique du Sud, le Brésil et l’Europe, ont présenté un total de 43 projets. La moitié d’entre eux étaient dirigés ou co-dirigés par des femmes, et 15 groupes ont célébré ici à Berlin leur première européenne ou mondiale.

Dans le programme du Jazzfest cette année, un souci d’échange et de rencontre entre les générations, entre les cultures et les disciplines. Projets ancrés dans des traditions folkloriques ou projets contemporains, musique improvisée, la relation complexe entre tradition et innovation dans le jazz a résonné de multiples façons à Berlin.

The Hemphill Stringtet © Gérard Boisnel

Le festival s’est ouvert jeudi 3 novembre pour une soirée dans la grande salle de la Haus der Berliner Festspiele axée sur la scène d’avant-garde américaine, en particulier celle de Chicago, avec ‘’The Hemphill Stringtet’’ mené par Tomeka Reid au violoncelle, avec Sam Bardfeld et Curtis Stewart au violon et Stephanie Griffin à l’alto. Vibrant hommage à ce précurseur que fut Julius Hemphill, dans une relecture des arrangements pour cordes réalisés par celui-ci dans les années 80 sur Mingus Gold, un projet basé sur trois morceaux de Charles Mingus : “Nostalgia in Times Square”, “Alice’s Wonderland”, et “Better Get It In Yo’ Soul”. Un son d’ensemble bien homogène et une réussite pour cette première date européenne qui montre la créativité de Tomeka Reid, musicienne importante de la scène de Chicago, membre du mythique collectif de l’ A.A.C.M.(Association for the Advancement of Creative Musicians), qu’on a pu entendre par ailleurs auprès de l’Art Ensemble of Chicago, Nicole Mitchell, Anthony Braxton ou jaimie branch.

Hamid Drake « Turiya » © Gérard Boisnel

Second concert et nouvel hommage avec ‘’Turiya’’, le projet porté par le batteur/percussionniste Hamid Drake autour de la musique d’Alice Coltrane. ‘’Turiya’’ est un terme sanskrit qui désigne le quatrième état de conscience au-delà de ceux de veille, rêve et sommeil, et c’est celui recherché dans cette musique proposée par Hamid Drake pour célébrer celle qui fut pour lui un guide spirituel, mais aussi musical. Plaisir de retrouver sur scène à ses côtés des proches d’Hamid Drake : Jamie Saft aux claviers, Joshua Abrams à la contrebasse, Pasquale Mirra au vibraphone, Jan Bang à l’électronique, Sheila Maurice-Grey à la trompette, et comme invitée spéciale Naïssam Jalal à la flûte et au chant. Célébration donc, et exploration du répertoire d’Alice Coltrane à travers les vibrations de ‘’Universal Consciousness’’ et « Journey in Satchidananda » pour un jazz empreint et de spiritualité. On est surpris et porté par le chant plein de dévotion d’Hamid Drake, transporté par la flûte de Naïssam Jalal, le public semble apaisé et ravi.

Craig Taborn Quartet © Gérard Boisnel

Autre première avec le nouveau quartet du pianiste Craig Taborn, une commande du Jazzfest Berlin réunissant autour du pianiste américain ses compatriotes Mat Maneri au violon, Nick Dunston à la contrebasse, et venue du Portugal Sofia Borges à la batterie. Jeu musical serré, belles interactions entre les musiciens, en particulier entre Craig Taborn et Mat Maneri dans une complémentarité télépathique.
Après cette première partie de soirée, le public est invité, après une pause bien méritée, à se diviser en deux groupes dans deux espaces spécialement imaginés de la Festspiele Haus. Moment de détente donc, dans des espaces de confortablement aménagés, bars et petite restauration, présentoirs de disques et de livres, fauteuils larges et ambiance conviviale, et soudain de jeunes gens travaillant pour l’organisation apparaissent en agitant des clochettes, nous rappelant par là que la soirée n’est pas finie et qu’il est temps de rejoindre le lieu du prochain concert.
Nous allons découvrir ‘’LUMPEKS’’, projet franco-polonais réunissant le tandem Pierre Borel au saxophone alto et Louis Laurain au cornet, ainsi que Sébastien Beliah à la contrebasse et Olga Koziel à la voix et aux percussions. On ressent l’influence polonaise dans les mélodies, celle d’Ornette Coleman et Don Cherry également dans la liberté de jeu et dans le placement rythmique de Pierre Borel et Louis Laurain, artistes offrant une très belle complémentarité et qui vont apparaître dans de multiples projets tout au long du festival. La rencontre avec la tradition du chant folklorique portée par Olga Koziel fonctionne bien et dégage une belle énergie intemporelle.

Sven-Åke Johansson © Gérard Boisnel

Second jour du festival et l’on commence par une performance du très singulier Sven-Åke Johansson, compositeur, batteur, et ici chef d’orchestre d’un groupe de 15 artistes jouant sur le festival, pour cette ‘’ouverture pour 15 extincteurs’’. Des lâchers de mousse alternent avec de longs silences, et pendant cinq minutes on est plongés dans ce « travail spirituel de l’extincteur », exercice qui ne connaît qu’une limite : celle de la contenance de l’instrument. Un grand lâcher final en tutti et le public amusé exulte.
La performance laisse place à un trio : Kirke Karja au piano, Étienne Renard à la contrebasse et Ludwig Wandinger à la batterie. De belles connections rythmiques entre les protagonistes pour une musique de l’instant qui laisse de la place à l’improvisation, on passe par beaucoup d’ambiances différentes et le jeu des musiciens est dense avec des contrastes sonores assez marqués, notamment dans le jeu de la batterie, ce qui n’apporte pas un plus dans la cohésion acoustique du groupe.

Majid Bekkas, Peter Brötzmann © Gérard Boisnel

On poursuit par un autre trio très attendu : Hamid Drake à la batterie, Majid Bekkas au guembri et au chant, Peter Brötzmann aux saxophones alto et ténor et à la clarinette soprano. Il semble que la musique gnawa soit inspirante pour Peter Brötzmann qui, à 81 ans, reste un saxophoniste épris par l’ivresse du son et par les musiques de transe. Très proche de la sonorité d’Albert Ayler au saxophone alto, il est époustouflant à la clarinette. Chacune de ses interventions apporte quelque chose dans la musique. Très à l’écoute du chant, il va à l’essentiel dans son jeu avec un son de saxophone très ouvert plein de vibrato et d’harmoniques. Majid Bekkas irradie l’audience par sa voix. Son guembri, poussé par Hamid Drake dont on retrouve dans le jeu la pulse ternaire des karkabous, donne son élan poly-rythmique à la musique, pour le plus grand plaisir de Peter Brötzmann et des spectateurs, le concert s’achevant par une ovation générale.

Seconde partie de soirée avec ‘’Playing the Haus’’, concept audacieux imaginé par la directrice artistique du Jazzfest Berlin Nadin Deventer et son équipe pour investir de nouveaux espaces scéniques au sein de la Festspiele Haus, avec le choix parmi trois programmes de trois heures de musique, chacun dans un des trois espaces aménagés pour l’occasion. On quitte son siège confortable pour des concerts qui permettent d’être au choix debout ou assis, permettant ainsi d’autres points de vue et d’écoute et favorisant le mouvement et le découverte des lieux.

Umlaut Big Band © Gérard Boisnel

On découvre un trio qui permet de savourer le drive implacable du batteur Sven-Åke Johansson, accompagné par Joel Grip à la contrebasse et Bertrand Denzler au saxophone ténor : on est dans l’acoustique pure pour un voyage Freejazz. Avec ‘’Die Hochstapler’’ on retrouve le tandem Pierre Borel au saxophone alto et Louis Laurain à la trompette, ainsi qu’Antonio Borghini à la contrebasse et Hannes Lingens à la batterie. Spontanéité et belle énergie collective pour un jazz post-bop qui rappelle la musique d’Ornette Coleman dans les sixties. Avec le collectif franco-allemand ‘’UMLAUT Big Band’’, retour vers le swing des années 1920 à 1940. Sous la direction du saxophoniste alto Pierre-Antoine Badaroux, le big-band de 14 artistes s’élance avec brio dans des interprétations de standards, reprenant des arrangements sophistiqués, tels ceux de Mary Lou Williams, avec un vocabulaire harmonique et rythmique riche et de très talentueux musiciens, parmi eux Antonin-Tri Hoang au saxophone alto et à la clarinette, et Benjamin Dousteyssier au saxophone baryton. Assez vite des couples s’approchent de la scène et se mettent à danser, et l’on voit apparaître Sven-Åke Johansson au chant le temps d’un morceau. Belle surprise que le ‘’UMLAUT Big Band’’ : la virtuosité des interprètes est incontestable et on sent l’expérience de la scène après plus de 10 ans d’existence et de nombreux concerts. Après un travail sur Don Redman, le Big Band s’intéresse à Mary Lou Williams et continue de ainsi à mettre en valeur le travail de l’arrangement pour orchestre, si peu évoqué lorsqu’on parle du jazz. La démarche du ‘’UMLAUT Big Band’’ sous l’impulsion de Pierre-Antoine Badaroux permet d’écouter ces créateurs oubliés qui sans cesse inventèrent de nouvelles formes musicales.

Matana Roberts © Gérard Boisnel

Troisième jour du festival avec une première pour le projet ‘’Kommoussula’’ réunissant des artistes venus de France, Pologne, Autriche, Belgique, Roumanie, Ukraine et Turquie, où l’on retrouve les membres du groupe ‘’LUMPECKS’’ au complet. Cette musique du monde donne une place prépondérante aux voix et à la tradition folklorique. Première européenne également pour le sextet américano-canadien proposé par Matana Roberts au saxophone alto, avec Steve Swell au trombone, Hannah Marcus à l’accordéon, Nic Caloia à la contrebasse, Sam Shalabi à la guitare et Ryan Sawyer à la batterie et au vibraphone. Le concert commence par une note tenue par tous les musiciens, un peu à la façon de la tampura (le bourdon indien qui donne la tonalité au morceau). Très belle sonorité du saxophone alto de Matana Roberts, originaire de Chicago, et une musique qui oscille entre plénitude et destructuration, blues, gospel et spoken word.

On retrouve ensuite le saxophoniste de Chicago Isaiah Collier et ses élus : les ‘’chosen few", avec James Russell Sims à la batterie, Jeremiah Hunt à la contrebasse et Mike King au piano. Première en Allemagne pour ce quartet dont l’orchestration rappelle celle du quartet mythique de John Coltrane. Le son du saxophoniste fait penser à Pharoah Sanders lorsqu’il joue du ténor, mais on retrouve l’esprit coltranien lorsqu’il empoigne le soprano. De la spiritualité et beaucoup d’énergie pour ce quartet, et des up-tempo très stimulants à l’écoute.

Ben Lamar Gay © Gérard Boisnel

Dernier jour du Jazzfest Berlin qui débute avec le ‘’Bordelands Trio’’ réunissant Stephan Crump à la contrebasse, Kris Davis au piano et Eric McPherson à la batterie. Belle maturité musicale pour ce trio ou l’on sent les protagonistes aller vraiment dans la même direction, le magnifique toucher de piano de Kris Davis et les décalages rythmiques d’Eric McPherson à la batterie sont des plus agréables.
La soirée se poursuit avec le ‘’Ben Lamar Gay Ensemble’’ réunissant autour de Ben Lamar Gay au cornet, au synthétiseur et à la voix, Will Faber à la guitare, Matt Davis au tuba et Tommaso Moretti à la batterie. Membre de l’A.A.C.M., Ben Lamar Gay est un compositeur, multi-instrumentiste, chanteur et poète de Chicago, qui allie le jazz à la musique électronique en passant par des sonorités d’inspiration brésilienne pour une fusion qui est un témoignage indéniable de sa grande qualité artistique. Son album Open Arms to Open Us, paru en 2021 chez International Anthems, avait été très bien reçu par le public et par la presse, et sa prestation ici à Berlin est à la hauteur des espérances : il y a quelque chose de réjouissant et d’onirique dans cette musique : dans l’éventail de sons, de couleurs et d’espaces, et dans ce langage universel qui est celui du folklore imaginé par ce griot moderne.

Gard Nilssen’s Supersonic Orchestra © Gérard Boisnel

Concert final du Jazzfest Berlin dans la grande salle de la Festspiele Haus avec le Gard Nilssen’s Supersonic Orchestra. Dix-sept artistes venus de Suède, Norvège, Danemark et Pologne. Trois batteries et trois contrebasses, deux trompettes, deux trombones et beaucoup de saxophones. Généreux ensemble porté par le batteur Gard Nilssen qui permet de découvrir la jeune scène scandinave. Des mélodies dont le lyrisme rappelle les hymnes joués par Albert Ayler, notamment dans le son et l’énergie de Mette Rasmussen au saxophone alto. Chaque membre aura son moment « spécial » durant le concert, à travers une séquence courte en rupture avec le son d’ensemble, en solo ou en sous-ensemble de type duo ou trio, ce qui offre une diversité de climats sonores et d’orchestrations.

Un beau final pour cette dernière soirée de la 59e édition du Jazzfest Berlin qui affichait complet. Le public était au rendez-vous et l’on ne peut-être qu’admiratif face à l’organisation et à la tenue de l’évènement. En effet, réussir à attirer 7000 personnes en programmant des projets aux antipodes du jazz « mainstream » semble relever d’une véritable gageure, mais c’est grâce au travail passionné de Nadin Deventer et de son équipe enthousiaste que cela est devenu possible : une belle histoire de passion pour la musique et de confiance attribuée aux artistes dans l’attribution de cartes blanches : j’en veux pour preuve les quinze projets joués ici pour la première fois. Éclectisme et innovation pour un festival qui ose prendre des risques, sachant surprendre un public curieux qui répond présent.

par Guillaume Petit // Publié le 27 novembre 2022
P.-S. :

P.S. : Comme les années précédentes, on retrouve une corrélation entre les Unes de Citizen Jazz et la programmation du festival : Gard Nilssen, Kris Davis, Matana Roberts, Pierre-Antoine Badaroux, Antonin-Tri Hoang, Peter Brötzmann, Craig Taborn, Nick Dunston, Naïssam Jalal, Tomeka Reid...