Entretien

Mauro Gargano dans les nuages

Entretien avec le contrebassiste Mauro Gargano autour de son nouvel album, « Nuages »

Mauro Gargano ( © Davide del Giudice)

Après son incursion dans l’univers des musiques noires à l’occasion de « Suite for Battling Siki », Mauro Gargano renouerait-il avec ses racines italiennes pour son dernier disque ? Il a accepté de dévoiler des pans de son identité telle qu’elle est mise en jeu dans ses dernières intentions musicales.

Mauro Gargano © Yann Bagot

- Comment ont été choisis les musiciens pour ce projet ?

Je connais le pianiste, Giovanni Ceccarelli, depuis presque 20 ans. À l’époque j’étais étudiant au CNSM et Giovanni venait d’arriver à Paris. On est restés en contact. Il y a dix ans, on a recommencé à faire quelques répétitions et, il y a sept ans, il m’a demandé de jouer en trio avec Patrick Goraguer à la batterie, le fils d’Alain, très bon pianiste aussi, et lui-même. J’avais vraiment apprécié l’énergie de ce trio, qui s’est malheureusement trop peu produit en concert. Mais je gardais à l’esprit la possibilité d’utiliser ce groupe pour un projet personnel. J’ai organisé des sessions avec divers musiciens et c’est surtout avec Matteo Pastorino, le clarinettiste, que la musique circulait le mieux, avec une très bonne entente humaine aussi. On a répété et cherché des arrangements pendant un an, jusqu’à enregistrer une démo et trouver qu’il y avait là matière pour un album.

- Ce disque, c’est une nouvelle trace de la diaspora jazz italienne en France ?

La diaspora italienne, elle n’est pas que musicale. C’est une histoire d’immigrations, qui remonte à beaucoup plus d’un siècle. Beaucoup d’immigration économique mais aussi beaucoup de réfugiés politiques. Mais aussi, de nombreux musiciens classiques sont venus dès le dix-neuvième siècle à Paris. Ils venaient en quête de culture musicale et de culture quotidienne aussi. Ce qui est certain, c’est que pour les enfants et les petits-enfants de ces migrations, il reste un lien affectif au pays d’origine qui passe aussi par la musique.
On peut penser à Aldo Romano, bien sûr, ou bien à Jean-Pierre Como et d’autres, et tous gardent un profond amour de l’Italie. Quand je suis arrivé à Paris, je suis venu pour continuer mes études de contrebasse classique et jazz. Initialement je me suis inscrit au conservatoire du XIVe arrondissement en contrebasse classique avec Christian Gentet , qui avec Jean-Philippe Viret, était directeur de “l’Orchestre de Contrebasses”. En plus du classique, j’ai été admis dans la classe de jazz de Riccardo del Fra au CNSM. Ce n’était vraiment pas évident se débrouiller entre les études de classique et de jazz, les sessions auxquelles je participais, et les cours d’italien que je devais donner pour subvenir à mes besoins.

le “jazz italien” n’est qu’une étiquette

- N’y a-t-il pas une part d’ “italianité” accentuée dans ce projet ?

Dans mes précédents disques, il y avait déjà beaucoup de mes origines. En particulier avec “Mo’Avast Band” dont le nom évoquait le dialecte des Pouilles, ma région d’origine. Pour les deux albums, je n’avais pas forcement l’idée de rendre hommage à ma culture d’origine. Mais plutôt de fixer un moment où je cherchais un son qui puisse se lier aux mouvances du jazz contemporain, que j’affectionnais alors. Mais un substrat profond en moi est imprégné si fortement de mes origines que ça ressort naturellement, et sans même le vouloir. Par exemple avec le titre « Apulia » qui est la traduction latine du nom « Pouilles » et qui est bâti sur une mélodie très simple aux résonances populaires, qu’on pourrait jouer à l’accordéon. Sur le second album, il y a aussi une tarentelle, qui est inspiré du personnage de Toto, le clown le plus célèbre d’Italie. Quand je compose je ne me concentre pas forcément sur la matière stylistique, mais plutôt sur le fait d’aller au bout de l’idée. C’est comme une improvisation, il faut la laisser vivre et l’accepter telle qu’elle est. C’est vrai que pour « Suite for Battling Siki », j’avais ignoré délibérément ma culture d’origine pour me tourner davantage vers les musiques africaines et afro-américaines mais aussi vers un certain son ECM, que j’aime énormément. Là, pour « Nuages », invoquer certaines de mes passions musicales a pris un sens plus profond. Certes, il y a Pasolini, la chanson italienne, la musique des harmonies municipales, le tango, mais aussi des influences très jazz comme Keith Jarrett, Jan Garbarek et certains artistes du label ECM, sans ignorer une part de dodécaphonisme, de musique contemporaine, du surréalisme et bien sûr, Django. Après tout, le “jazz italien” n’est qu’une étiquette.

- Comment traduire musicalement l’univers d’un Pasolini ?

Pasolini avait de multiples facettes et avait l’art de brouiller les pistes en démultipliant ses centres d’intérêt, entre cinéma, poésie, littérature, théâtre, et même critique littéraire. Il n’y a rien de rationnel dans mon travail, et c’est en ça que je rejoins Pasolini lorsqu’il déclare, lors de la présentation de son film « Œdipe Roi » à Venise en 1957 : « Pour faire un film, j’ai besoin avant tout d’un sentiment. Et ce sentiment, je ne sais pas l’analyser. Je ne sais pas l’expliquer parce qu’il est irrationnel, il naît de mon histoire personnelle, de ma psychologie, de mon intime. Donc sur ça je ne peux rien dire. Mais en partant de ce sentiment inspirateur, j’ai besoin parallèlement de la tension d’un problème, d’un thème actuel. Qui sera peut-être juste un prétexte, peut-être moins important que le sentiment initial, c’est inexplicable. » J’ai donc assemblé une série de sentiments.
Par exemple, j’ai écrit « Nuvole » car pour moi les nuages sont les symboles d’une beauté plus grande que nous, un peu comme un écho à « Che cosa sono le nuvole ? » qui est chantée par Domenico Modugno dans « Caprice à l’italienne » dans la séquence du poète. Pour le morceau intitulé « Pasolini », je me suis concentré sur son assassinat sordide, dans une banlieue de Rome, qui n’est d’ailleurs toujours pas résolu. C’est aussi pour moi un hommage au peuple des périphéries ouvrières, sur qui le poète a écrit de très beaux vers. Mais je ne me suis pas posé la question du rapport à l’image. Elles sont apparues après avoir composé la musique.

j’ai écrit « Il Papunno » en pensant aux pénitents lors de ces processions, qui portent ces immenses chapeaux pointus, des chaînes, des cierges immenses et aussi des fouets avec lesquels ils se flagellent.

- L’inspiration des harmonies des Pouilles, dans la mesure où ce sont des orchestres qui déambulent, qui marchent, aurait-elle quelque chose à voir avec la « walking-bass » ?

Pas vraiment ! En fait, je me réfère à ce répertoire qui est joué pendant les processions de Pâques, une musique très lente et désespérée, avec un côté angoissant. Il y a l’idée que le Vierge cherche le Christ, son fils décédé, dans toute la ville. Il y a donc la procession de la Vierge et celle du Christ qui déambulent partout dans la ville accompagnés par les harmonies, toute la journée, et puis se rencontrent la nuit devant l’église où il y a la messe. Ce n’est pas un tempo de marche, car la procession fait trois pas en avant, et un pas en arrière, et tout ça tout au long de la marche. C’est très lancinant. Ça prend aux tripes. C’est une musique très forte avec un coté mélodique nostalgique et désespéré, un peu comme le fado, ou le tango. Dans cette perspective, j’ai écrit « Il Papunno » en pensant aux pénitents lors de ces processions, qui portent ces immenses chapeaux pointus, des chaînes, des cierges immenses et aussi des fouets avec lesquels ils se flagellent. C’est d’ailleurs un souvenir d’enfance cauchemardesque : ils m’effrayaient quand j’allais assister aux processions avec mes parents dans ma ville d’origine et mon cousin Antonino, décédé à l’âge de dix-neuf ans hélas, n’arrêtait pas de me faire peur avec ça ! Pour moi, c’est une façon de me souvenir de mon cher cousin.

- Dans ce côté lancinant, on constate toujours un fort penchant pour les valeurs longues dans votre jeu de contrebasse…

J’ai toujours tendance à trop jouer. C’est ce que me disait Riccardo del Fra quand j’étais au CNSM. En musique, souvent, aller à l’essentiel, ça paye. J’ai eu envie de développer un jeu de contrebasse plus ancré sur le son, et aller à l’essentiel du phrasé. Je suis fasciné par les musiciens qui arrivent à exprimer beaucoup d’idées avec très peu de notes, cette capacité à faire respirer les notes. Les musiciens d’un certain âge par exemple, ont cette capacité de faire ressortir la musique naturellement, sans la forcer. “Less is more”…
Pour cet album, en particulier, on a cherché à s’inspirer du son collectif. Giovanni Ceccarelli, par exemple, arrive à faire jouer le silence. Patrick Goraguer, lui, il a la sensibilité pour faire respirer la musique pour que le groupe sonne de façon organique. Et Matteo, sur ces espaces, tel un peintre, arrive a peindre des mélodies lumineuses et parfois brumeuses.

- Qu’en est-il de la clarinette ?

C’est un instrument qui a un son très flexible, avec une tessiture ample, issue du bois qui la constitue, et qui se marie très bien avec le boisé de la contrebasse. Et puis la clarinette est un instrument très en avant dans les harmonies municipales du Sud de l’Italie : c’est un instrument noble, pour lequel il existe toute une littérature de concertos classiques, mais c’est aussi un instrument qui vient d’un fond populaire, que l’on retrouve dans la musique populaire italienne, orientale, dans les Balkans, dans le klezmer, et bien sur dans le jazz.

Dans cette sorte de « communisme » des notes, chacun trouve son compte

- Vous développez des références aux musiques contemporaines, au dodécaphonisme notamment…

Oui, et c’était plutôt surprenant pour les musiciens présents avec moi sur cet album. Le titre « Skeduishe », par exemple, est construit sur une série dodécaphonique. Son nom, je l’ai trouvé après l’avoir composé, et ça lui va bien. Il signifie « agiter pour mélanger » dans le dialecte de ma ville d’origine. Dans cette sorte de “communisme” des notes chacun trouve son compte.

Patrick Goraguer, Mauro Gargano, Giovanni Ceccarelli, Matteo Pastorino ( © Davide del Giudice)

- Sur « L’isola di Arturo », la contrebasse sonne très blues pourtant…

Ce morceau, je l’ai composé à partir d’exercices d’improvisation auxquels je me livre au petit matin, à la contrebasse, sans forcément avoir d’objectif. C’est effectivement basé sur une idée ternaire. J’ai fait des allers-retours entre la basse et le piano pour écrire le thème, en ayant toujours cette ligne de basse à l’esprit. Je venais de lire, ou relire, le magnifique roman d’Elsa Morante qui parle de la formation sentimentale de cet adolescent né sur l’île de Procida, et qui s’intitule “L’Isola di Arturo”. Je me suis un peu retrouvé dans ce garçon du roman, dans ses silences, dans la solitude de l’île, qui est aussi une métaphore de notre intellect comme disait Kant…
Elsa Morante était une femme extraordinaire, d’ailleurs très liée à Pasolini, et elle était la femme d’Alberto Moravia. C’était une grande créatrice que la misogynie de l’époque a essayé de rabaisser. Certains l’ont dénigrée, allant jusqu’à dire que son mari écrivait à sa place… Pasolini l’a toujours défendue, et il y a une relation épistolaire très intéressante qui montre le lien d’affection et de respect liant les deux. Pour cela aussi j’ai voulu lui rendre hommage.

- Il y a ce morceau en hommage à votre mère, « Elda ».

Chaque fois que j’envoyais un de mes albums à ma mère, elle me reprochait quelque part de ne jamais parler d’elle. Là, avec la crise pandémique, avec la solitude à laquelle elle est confrontée, il m’a semblé important de ne pas l’oublier. Je lui dois ce que je suis. Et c’est pour moi une manière de souligner l’importance aussi de la figure maternelle dans l’univers pasolinien, comme le montre par exemple le film « Mamma Roma ». C’est un petit cameo inspiré aussi par Ellington, où la sonorité de la clarinette basse prend un caractère solennel et pensif.

- « Her to me » : encore un hommage à la féminité ?

Non, là il s’agit d’un hommage à Hermeto Pascoal par le biais d’un anagramme. Ce morceau est en fait un choro brésilien très ralenti.

- Est-ce que finalement vous n’avez pas pour finalité de rompre avec le virilisme toujours prégnant dans les musiques de jazz, en dépit de toutes les dénonciations dont le machisme qui imprègne cet univers a pu faire l’objet ?

Je ne crois pas qu’il existe une forme d’intimidation contre la présence des femmes dans le jazz, mais plutôt un préjugé ancien. C’est absurde. Il y a des musiciennes formidables, dans le jazz comme dans d’autres musiques. C’est un état de fait. C’est sûr que dans le jazz il y a un retard à rattraper, mais le fossé sera vite comblé.