Chronique

Mingus

Jazz in Detroit/Strata Concert Gallery/46 Selden

Charles Mingus (b), Roy Brooks (dms), John Stubblefield (ts), Joe Gardner (tp), Don Pullen (p)

Label / Distribution : Strata Records

Il est des dates qui chamboulent tout. Le 29 juin 1964, Charles Mingus perd son alter ego musical, Eric Dolphy, qui meurt d’une crise cardiaque à Berlin. L’évènement est crucial [1] et marquera un point de rupture dans la carrière du compositeur. C’est aussi le point de départ d’une descente aux enfers. Hormis quelques belles prestations (Mingus at Monterey 1964, Music Written for Monterey 1965), le contrebassiste s’effondre. Il multiplie les crises de colère, divorce avec Judy Starkey, est expulsé de son domicile, fait des séjours en hôpital où il subit des traitements neuroleptiques. Il s’autodétruit et se retire du monde musical.

Les années passent avant qu’une autre date ne vienne marquer un nouveau point de départ, celui de la résurgence. Le 29 septembre 1969, lors d’un concert à Berkeley en l’honneur de Duke Ellington, Mingus accepte de jouer pour « l’homme qu’il aime le plus sur terre ». [2] Le dernier soir, l’orchestre d’Ellington joue « The Clown » et The Duke assure lui-même la partie narrative. Cette reconnaissance engendre une renaissance. Mingus reprend foi et se relève, même si la remontée sera longue et incertaine. Elle aboutit en 1971, lorsqu’il enregistre l’album dont il restera le plus fier, l’œuvre dont il a toujours rêvé, qui unit la musique classique au jazz, Let My Children Hear Music. Le disque récapitule et clôture toute la carrière du contrebassiste jusqu’ici. Une page est tournée, et il monte dans la foulée un quintet qu’il mettra quelques années à stabiliser, jusqu’à la sortie en 1974 de Moves, qui ouvrira la nouvelle et dernière page de sa carrière.

C’est au cœur de cet intervalle entre les deux grandes périodes discographiques de Mingus que prend place cet enregistrement d’un concert de fin de résidence, devant une poignée de privilégiés, le 13 février 1973 à la Strata Concert Gallery de Detroit. Perle rare dénichée par le collectionneur new-yorkais Amir Abdullah par l’intermédiaire de Hermine Brooks, la veuve de Roy Brooks, qui n’est autre que le batteur de ce concert. Le quintet n’a pas encore la formation stable qu’on connaîtra par la suite. Dannie Richmond n’est pas revenu derrière les fûts, Joe Gardner est à la trompette, John Stubblefield, fraîchement débarqué de Chicago et de l’AACM [3] précède George Adams au saxophone ténor [4] et le génial Don Pullen vient de rejoindre la formation. À l’écoute de ce témoignage unique, on mesure d’ailleurs le rôle considérable du pianiste dans l’orientation et le son qui feront le quintet à venir.

Le disque s’ouvre sur une version déchaînée du classique « Pithecanthropus Erectus », longue de 25 minutes. Revigoré, le morceau annonce les couleurs : celle du concert survolté qui démarre et celle des années à venir, avec cette nouvelle teinte que le quintette révélera et qui culminera dans le double album Changes. « Peggy’s Blue Skylight » se décline ici dans une version « pied au plancher », après une introduction langoureuse qui cachait bien son jeu. On s’attache rapidement au phrasé de Joe Gardner qui se lie avec celui de Stubblefield et donne un coup de jeune à des compositions comme « Orange Was the Colour Of Her Dress, Then Blue Silk » ou « C Jam Blues ». Roy Brooks est probablement le batteur qui sut mieux que quiconque tenir la barre en l’absence de Dannie Richmond, ce qui n’est pas anecdotique. Son solo sur « C Jam Blues » le place clairement à l’avant-garde de son époque, et son duo à la scie musicale avec Don Pullen sur « Noddin’ Ya Head Blues » - on notera qu’il s’agit ici de la plus ancienne version du morceau - est un pur moment d’extase. Le batteur est probablement la plus forte révélation de cet enregistrement [5]. Le public, quant à lui, est en émoi devant ce groupe totalement électrisé.

Le coffret comprend cinq CD, l’affiche du concert et un livret de seize pages. Dix morceaux constituent ce concert, dont deux versions de « Celia » et deux de « Dizzy Profile ». Cinq CD pour dix titres, voilà qui laisse présager de la durée des morceaux, qui vont de 12 à plus de 28 minutes. Robert Spangler, le producteur qui immortalisa le concert pour WDET FM, une radio publique consacrée au jazz, intervient sporadiquement et pour un entretien de 39 minutes avec Roy Brooks, véritable pivot de ce disque. On prend alors la mesure de ce que représentait ce concert à l’époque pour le public et les médias. La sortie de ce coffret aujourd’hui n’en est donc pas moins importante. Il s’agit indéniablement une pièce d’archives de premier ordre, ainsi qu’un magnifique objet que les fans s’arracheront, mais c’est aussi et surtout un enregistrement qui occupe désormais une place de choix dans la discographie du compositeur. Un disque qui ne ressemble à aucun autre album de Mingus.

par Raphaël Benoit // Publié le 3 mars 2019
P.-S. :

[1Il baptise son fils, né une dizaine de jours plus tard, Eric Dolphy Mingus.

[2Sue Mingus Pour l’amour de Mingus, éditions du Layeur, 2003, p. 106.

[3Association for the Advancement of Creative Musicians.

[4John Stubblefield restera cinq mois seulement et sera littéralement blacklisté à New-York après s’être battu avec Mingus. Il sera réhabilité cependant par Sue Mingus en 1992 lorsque celle-ci créera le Mingus Big Band, en lui offrant un rôle de premier plan, qu’il assumera jusqu’à sa mort.

[5Roy Brooks pourrait bien avoir été à Mingus ce que Hamid Drake fut à David S. Ware : son batteur le plus puissant et le plus contrasté.