Portrait

Nobu Stowe

C’est l’heure des bilans annuels… Parce qu’il plane quelques coudées au-dessus de la production courante, c’est Nobu Stowe qui s’impose.


C’est l’heure des bilans annuels, le moment où, en promenant son regard critique sur l’année écoulée, on cherche ce qui a pu sourdre de l’abondant tout-venant. Parce que c’est une découverte et qu’il plane quelques coudées au-dessus de la production courante, c’est Nobu Stowe qui s’impose. Une découverte, mais pas un nouveau venu pour autant. Après cinq ans et un peu plus d’albums, il a eu le temps de se faire une place dans le monde du jazz. Rapide présentation de ce pianiste d’origine japonaise qui quitta l’archipel à 18 ans

« Mes parents avaient une grosse collection de disques classiques, bandes originales de films et musiques ethniques. Chansons françaises et italiennes, folklore andin, raga indien ou musique traditionnelle chinoise. Bach, Beethoven et Chopin m’ont beaucoup marqué ; les grands compositeurs classiques sont ma première influence. Les bandes originales de film, surtout celles estampillées « films d’auteurs » européens des années 40 à 70 ont également figuré parmi les premières influences de mon évolution musicale – et les plus importantes. Ce sont des musiques très évocatrices, visuelles. J’aime à penser que ces deux caractéristiques se retrouvent dans ma musique.
« Durant mes années de lycée, j’ai consciemment évité de m’intéresser à la musique japonaise. Ce n’est qu’après mon départ pour les États-Unis que j’y suis devenu plus attentif. Si je l’évitais c’est que j‘étais à la recherche d’un « son européen ». Avec le recul, je m’aperçois que c’était un peu stupide. Il m’est difficile de nier que la culture japonaise m’a forcément marqué, même indirectement. Pour autant, je ne cherche pas à donner une identité japonaise à ma musique, l’idée est plutôt qu’elle reflète toutes les influences auxquelles j’ai été exposé. »

A Kind of French Touch

Pas particulièrement imprégné de sa culture natale, Nobu Stowe a donc privilégié l’eurocentrisme, et montré au sein de celui-ci une préférence marquée pour la musique française, à laquelle son dernier album en date est d’ailleurs une forme d’hommage. « Ici, il faut que je mentionne le premier disque de jazz que j’ai vraiment écouté. C’était la bande originale d’Ascenseur pour l’échafaud, de Louis Malle, avec Jeanne Moreau et Maurice Ronet, signée Miles Davis et jouée par un quintet franco-américain (Miles Davis, Barney Wilen, René Urtreger, Pierre Michelot et Kenny Clarke)… Qu’est-ce que j’ai pu aimer ce disque !… Quand, en grandissant, je me suis vraiment mis au jazz, j’ai vite été fasciné par les maîtres européens, notamment français. Je me suis mis à collectionner les enregistrements avec Michel Petrucciani, Aldo Romano et Jean-Francois Jenny-Clark… Je considère par ailleurs Django Reinhardt – oui, je sais, concrètement, il est belge – comme un des plus grands improvisateurs de tous les temps. Je continue à adorer Stéphane Grappelli, Michel Portal ou Jacques Loussier, parmi tant d’autres. A la réflexion, c’est aussi en partie via la chanson française que je suis venu au jazz. Beaucoup de chanteurs en incorporaient des éléments dans leur musique. Yves Montand, par exemple, qui chanta les mélodies de cet excellent guitariste qu’était Henri Crolla. Une chanson comme “Les Feuilles Mortes” possède indéniablement une touche jazz. C’est un des standards que je préfère jouer. D’ailleurs je commence souvent mes exercices de piano par ce morceau. Je joue très souvent cette chanson, et depuis très longtemps… Depuis que je suis enfant, en fait. Et je ne m’en suis pas encore lassé. Loin de là. »

Cet eurocentrisme très net s’affirme au moment où il se lance dans ses premières aventures avec un premier groupe de rock progressif sous forte influence italienne (PFM, Banco, New Trolls, Area, Le Orme). Une musique qui a aujourd’hui mauvaise presse, mais qui fut un pont vers les avant-gardes radicales. « Par le biais du rock progressif, j’ai aussi découvert l’avant-garde française (Messiaen, Schaeffer, Henry, Boulez). C’est aussi vrai pour la musique électronique de Stockhausen etc. Ma collaboration avec Lee Pembleton [1] qui, lui, est un pur produit de la tradition concrète, est une conséquence de mon intérêt pour cette musique. »

Multitude et malentendus

Résumons-nous : un éclectisme avéré qui fait fi des chapelles et s’étend de l’exigence concrète aux sucreries de la variété. Une telle indifférence à l’égard des frontières ne va pas sans quelques malentendus et condamnations lapidaires. Cette année, par exemple, Nobu Stowe s’est fendu, en une réponse à une assez mauvaise critique de Confusion bleue sur le site « Le Son du Grisli », d’une lettre où il unit en une même affection Evan Parker, Derek Bailey et… Jean-Jacques Goldman. (C’était sans doute la première fois qu’apparaissait ce nom sur un site consacré à ce qui peut se faire de plus ardu en matière de musique, et il y a fort à parier que les gardiens parfois vétilleux du bon goût radical ont dû grimacer à le lire.) Mais il faut croire que ces impairs ne dérangent pas trop les praticiens réputés exigeants, car Stowe a notamment joué avec Ray Sage ou Blaise Siwula, deux habitués de la scène « Downtown »…

A la recherche de la spontanéité

Tous les disques de Nobu Stowe obéissent au même principe : improvisation totale. Rien d’écrit au préalable, si ce n’est quelques indications quant à l’ordre d’entrée des instruments ; et on laisse venir la musique. « Évidemment, il n’est pas facile d’être totalement spontané. Tout le monde, y compris moi, ou mon idole, Keith Jarret, produit ses propres clichés, auxquels on a beaucoup de mal à échapper, surtout quand l’inspiration manque. Je crois que Jarrett appelle ça la « mémoire des mains ». Il est quasi impossible de se débarrasser complètement de ces habitudes et d’être en permanence à 100% spontané, mais je crois que ça reste le but à poursuivre.
Bien qu’il y ait plusieurs moyens pour arriver à être spontané, je pense que pour moi, la mélodie est la « clef ». Ce que j’entends par « mélodie » ici sont les phrases mélodiques, mélodieuses comme des chansons (on peut les fredonner), qui transcendent les barrières culturelles. Je pense que de telles mélodies ne peuvent être que spontanées. La mélodie est une ligne - ou un objet - si net qu’elle vous reste en mémoire. Donc, si on « improvise » une mélodie qui a déjà été jouée, il est assez évident qu’elle n’est pas réellement « improvisée » sur le moment… On en sera conscient et (si on a des fans), le public aussi. En outre, la mélodie appartient au domaine de l’intuition, et non de la pensée, des déductions logiques ou de la théorie. Elle « vient » spontanément. On peut se servir de la théorie pour créer des progressions harmoniques intéressantes, etc, mais si cela peut aider, ce n’est pas la théorie qui guide la mélodie. »

Nobu Stowe Photo Eisuke Koya (DR)

Différents types d’improvisateurs

« Je suis psychologue, mais ma spécialité (la biopsychologie, proche de ce qu’on appelle les neurosciences ou la neurobiologie) est assez éloignée de la psychologie classique, celle qu’on associe à la tradition freudienne. Mon sujet d’étude, ce sont les bases neuronales de la motivation, en particulier liées aux drogues addictives (cocaïne, opiacées, nicotine). Donc, je ne suis peut-être pas vraiment le mieux placé pour raisonner à partir des modèles classiques de la psychologie. Pourtant, si j’osais, je dirais que la typologie définie par Jung peut s’appliquer de manière pertinente aux différents types d’improvisateurs. Plus précisément, les deux attitudes (extraversion et introversion) comme les quatre fonctions (pensée, intuition, sensation, sentiment) sont d’assez bonnes clefs. Par exemple, Keith Jarrett, Charlie Parker et Django Reinhardt seraient plutôt du type intuitif. Mais bien sûr, ce n’est pas la seule voie de l’improvisation. J’aime aussi ceux qui relèvent davantage du sentiment, tels Chet Baker, Stéphane Grappelli ou Paul Desmond, ou les « sensitifs » (Paul Bley, Lee Konitz ou Jimmy Giuffre). En revanche, bien que je ne conteste nullement leur approche et qu’il m’arrive d’apprécier leur musique, je suis moins sensible à ceux qui se situent dans le camp de la pensée (Anthony Braxton, David Liebman, Brad Mehldau) pas assez spontanés et trop mécaniques à mon goût. Coltrane entrerait plutôt dans cette dernière catégorie, mais grâce à la quantité d’émotions qui imprègnent sa musique, il échappe à l’intellectualisme vide.
Mais tout cela n’est que le reflet de mon opinion personnelle, due au fait que je penche moi-même du côté intuitif. Je ne me fais aucune illusion sur mon objectivité. »

2011…

Pour conclure, comme l’heure n’est pas qu’aux bilans, après tout, les admirateurs de Nobu Stowe sont heureux de vous annoncer les prochains événements le concernant.

« Nous avons récemment enregistré avec Achille Succi – un grand musicien italien qui allie lyrisme et sens de la mélodie, tout en étant très innovateur. Il a joué avec Giorgio Gaslini, Louis Sclavis, Uri Caine, Enrico Rava, Ab Baars, et Ernst Rejiseger. Je ne crois pas qu’il soit très connu en France et c’est regrettable, car il mérite une très large reconnaissance. Notre futur disque s’appelle L’Albero delle Meduse. Achille est un partenaire idéal pour mes recherches musicales. Du fait que l’Atlantique nous sépare, il ne nous est jamais facile de jouer ensemble. Mais je suis content d’avoir désormais un trio qui fonctionne bien avec le légendaire batteur Barry Altschul. Le mot-clé pour ce trio est « polyvalence » . Achille et Barry passent avec beaucoup d’aisance du lyrisme le plus subtil à l’expérimentation radicale et des vraies mélodies à l’exploration sonore, le tout avec un grand sens du rythme et de l’improvisation et beaucoup de finesse, que ce soit dans la tonalité ou l’atonalité. Avec eux, j’espère bien me produire en France et en Europe très bientôt. »

par Aymeric Morillon // Publié le 10 janvier 2011

[1Sur Confusion bleue et Hommage an Klaus Kinski.