Chronique

Last Dream of The Morning

Crucial Anatomy

John Butcher (ts, ss), John Edwards (b), Mark Sanders (perc)

Label / Distribution : Trost Records

Dans la discographie pléthorique de John Butcher, certains orchestres ont une saveur particulière. C’est ce qui se fait jour lorsque on se penche sur l’intense Crucial Anatomy, l’album du trio Last Dream of The Morning, qui endosse le nom de leur premier album, paru en 2017. Le propos est dense, rocailleux et tortueux à la fois, avec le saxophone qui se débat en des mouvements habiles au milieu d’une multitude de peaux et d’archets sur « Free of Ghosts », empli de trouvailles. Habit neuf, mais essences familières, puisqu’au côté du soufflant britannique, on retrouve le contrebassiste John Edwards et le percussionniste Mark Sanders. A eux seuls, ces trois-là peuvent dresser une carte du Tendre complète et précise de la musique improvisée mondiale. Avec John Edwards, Butcher a enregistré moult albums, avec différents compagnons, de Paul Dunmall à Otomo Yoshihide. Avec Mark Sanders, on a le même type de parcours au long cours, avec comme point central un duo puissant, Daylight, mais aussi une attache particulière que le saxophoniste britannique peut avoir avec les rythmiciens.

C’est dans la pièce centrale, « Curling Vine », que la complicité entre les trois improvisateurs se fait la plus forte. Ceinturé par l’archet des plus insistant d’Edwards, le soprano de John Butcher se débat, paraît dans un premier temps empêché, retenu par les assauts de Mark Sanders, formidable d’inventivité. Puis soudain, le saxophone se libère, brise un cercle qui s’enfonce peu à peu dans le silence. On pourrait s’attendre à une admonestation, à des cris, mais Butcher est comme toujours dans la maîtrise ; le saxophone abandonne ses slaps qui semblaient autant de traces de pas dans la neige et s’empare d’une mélodie brisée, presque mélancolique qui transforme durablement le propos de ses camarades. Si Mark Sanders reste un électron libre, comme s’il commentait en direct la passe d’armes avec la contrebasse, John Edwards passe transitoirement aux pizzicati telluriques, caverneux même tant ils viennent des profondeurs. Ce n’est pas une conciliation, ni un renversement des forces, mais bien un ordonnancement, une circulation continuelle au sein du trio qui autorise tous les mouvements.

Plus loin, dans la seconde moitié de ce morceau qui dépasse la demi-heure, on peut trouver une forme d’unanimité, contrebasse et saxophone semblant avancer de front, mais ce n’est qu’un instant, comme des trajectoires qui se croisent. Edwards, bouillant et intenable, boucle de nouveau Butcher dans un cercle de silence à force d’un jeu d’archet inextinguible. Pendant ce temps, Sanders ponctue d’une rythmique lointaine et cryptique avant de revenir en force avec des tintements métalliques. C’est un éternel recommencement qui nous tient en haleine. De nouveau Butcher se défait de ses liens et s’arroge la parole avec davantage de pusillanimité. Touffu et ténébreux, Crucial Anatomy est un disque avec lequel il est bon de faire un bout de chemin pour en saisir toutes les subtilités. Paru sur le label autrichien Trost Records, il célèbre trois musiciens majeurs de la scène européenne et nous rappelle encore une fois la grande vitalité de nos voisins britanniques.

par Franpi Barriaux // Publié le 1er novembre 2020
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