Chronique

Orchestre National de Jazz

François Jeanneau : 86

Histoires d’ONJ

Label / Distribution : Abeille Musique

L’arrivée en 2008 de Daniel Yvinec à la tête de l’Orchestre National de Jazz a le mérite de de redonner à ce dernier une surface médiatique qui lui faisait défaut depuis quelques années malgré la qualité croissante de ses productions depuis 1986. Lancé comme une révolution culturelle du jazz hexagonal par un ministre médiatique entouré de « people » qui s’appelaient alors Yvette Horner et Simone de Beauvoir [1], cet Orchestre à direction tournante et intrigues fluctuantes est surtout devenu, au fil du temps, un témoin, un thermomètre de la vigueur des musiciens de jazz du cru, et un rendez-vous ancré dans le paysage musical. Un totem, diront certains, qu’il convient de saluer ou de moquer, qui interpelle ou agace mais alimente depuis 25 ans des discussions sans fin, parfois pimentées de mauvaise foi. 25 ans, c’est aussi l’occasion d’un coup dans le rétro. Ce sont le distributeur Abeille Musique et sa plateforme numérique Qobuz qui s’attèlent à cette tâche à valeur patrimoniale, donc en téléchargement seulement. Elle commence par ce « Jeanneau’86 », mais elle se poursuivra de mois en mois jusqu’en mai 2012.

Les rééditions successives, accompagnées d’une très riche documentation, permettront de mettre en lumière chaque mouture, avec à sa tête par un directeur différent. Le tout premier, celui qui essuya les plâtres, fut François Jeanneau en 1986. L’ONJ avait déjà pour rôle de révéler des musiciens en devenir. Andy Emler, qui jouait du vibraphone dans le Pandémonium de Jeanneau, passe aux claviers avec Denis Badault, un futur directeur de l’ONJ ( 91). Emler, dans son très funk (et déjà un peu zappaïen) « Superfrigo », y démontre déjà de son aisance en grand ensemble, préfigurant le MegaOctet. Marc Ducret, tout en densité dès « Jazz lacrymogène », qui ouvre l’album, explosera par la suite : ce sera Le Sens de la marche.

Le premier album de l’ONJ, sobrement intitulé 86, traduit à la fois l’effervescence qui a présidé sa création et le son de l’époque. Il en est des slaps de basse de Michel Benita comme des slaps de baryton omniprésents dans la musique improvisée d’aujourd’hui : un tic de langage daté et dont on rira de bon cœur quand la mode sera passée. Il serait d’ailleurs réducteur de voir ce premier ONJ comme englué dans son temps et résultant d’une simple démarche politique. « Sur les marches de la piscine » (Badault), montre bien la qualité de l’orchestre et le talent d’arrangeur de François Jeanneau - outre qu’il permet de découvrir le batteur américain Aaron Scott. (Celui-ci deviendra par la suite un sideman régulier de la plupart de ses comparses, Jeanneau en tête [2]). De la même manière, on sent bien chez Jeanneau (« Kalimba »), un va-et-vient permanent entre les attentes suscitées par cet orchestre national et son écriture personnelle, constamment entre Afrique et funk, à quoi s’ajoute déjà la volonté d’attirer le grand public vers des musiques complexes - même si, en l’occurrence, elles sont parfois enfouies sous les synthés vintage et un formalisme de big band traditionnel un peu pesant.

A ce titre, remercions Abeille Musique d’avoir ajouté à l’album original un concert enregistré en RDA (29 juin 1986 au festival Jazz Bühne Berlin-Est) qui donne l’image d’un orchestre débarrassé de son carcan de joyau national censé porter à travers le monde la bonne parole de la modernité hexagonale. On découvre ainsi une « Fantaisie Be-Bop » bien plus tournée vers les grands ensembles européens du moment - tels le Vienna Art Orchestra - que vers la prétendue « moderne Amérique », sans doute plus clinquante pour les édiles parisiens de l’époque. On peut d’ailleurs s’étonner du choix du grand Gil Evans comme « parrain » et collaborateur de cet ONJ pour qui il bâcla des arrangements sur une bien décevante « Waltz », alors même que la même année, Matthias Rüegg était encensé outre-Atlantique comme le meilleur arrangeur de la décennie. Il faut du temps, dans ce type de structure, pour que la création prenne le pas sur le mythe. L’orchestre de François Jeanneau, qui s’est reformé à l’occasion des 70 ans du saxophoniste, aura permis d’ouvrir cette voie.

Des mythes, on pourrait en relater des centaines, à propos de l’ONJ. La nomination de François Jeanneau, la controverse entre les tenants de l’« orchestre de répertoire » et ceux qui souhaitaient un « orchestre de création » (la reprise du très efficace « Syeeda’s Song Flute » de Coltrane est une option d’une grande finesse diplomatique), la sélection des membres de l’orchestre… Mais tout cela est consigné dans le document joint, précieux pour les amateurs curieux comme pour les collectionneurs.

par Franpi Barriaux // Publié le 7 mars 2011
P.-S. :

ONJ 1986 : F. Jeanneau (dir, comp, ss, ts, keyb), C. Martinez (tp, fgh), E. Mula (tp, fgh), F. Chassagnite (tp, fgh), M. Delakian (tp, fgh), JL. Damant (tb), Y. Robert (tb), D. Leloup (tb), D. Havet (tu), M. Ducret (g), D. Badault (cla), A. Emler (cla), M. Benita (b), F. Verly (perc), A. Scott (dms)

[1Si l’on s’en réfère à l’excellent texte de Pascal Anquetil dans On Jazz, sorti à l’occasion des 20 ans de l’ONJ chez Creaphis.

[2Cf. La Théorie du Pilier de Ducret en trio avec Benita, ou Taxiway de Jeanneau en quartet avec Benita et Emler, tous les deux sortis chez Label Bleu.