Tribune

Trio de sax : le plan à trois.

Passage en revue de quelques trios avec saxophone dans le paysage français


Birds of Paradise, dessin de Yann Bagot

Réduite à l’essentiel, la formation saxophone / contrebasse / batterie est emblématique de la musique jazz. Si cette configuration étroite est l’occasion pour le soufflant de montrer sa capacité d’invention en s’appuyant sur une rythmique constamment roborative, elle ne souffre aucune faiblesse et chacun des membres se doit d’être particulièrement investi. Outre-Atlantique, quelques grands anciens en ont écrit de belles pages, pourtant ces dernières années, la France n’a pas été avare en propositions. Particulièrement pendant la décennie qui vient de se conclure.

La sortie du disque de Claude Tchamitchian au côté de Christophe Monniot et Tom Rainey renoue avec la pratique du trio. La contrebasse tient l’harmonie que la batterie nourrit de rythmes fournis tandis que le saxophoniste, stimulé par ses partenaires, s’élance dans des envolées souvent endiablées. Seuls face à l’inconnu, ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour fournir à la fois l’énergie, l’inventivité et le déroulé d’une composition qu’il faudra conduire à son terme.

Ce fut notamment le cas en 1961. John Coltrane, accompagné de Jimmy Garrison et Elvin Jones, gravent pour Impulse le titre « Chasin’The Trane ». Durant plus de quinze minutes, trouvable sur Live at the Village Vanguard, Coltrane fouille et creuse en tous sens son morceau. Constamment au bord de la rupture d’intensité, dans un chant qui flirte avec le cri sans jamais y tomber, il exécute une interprétation brûlante qui reste un modèle indépassable.

Quatre ans plus tôt, renonçant à un pianiste trop souvent absent aux rendez-vous, Sonny Rollins avait déjà expérimenté la formule et repoussé les limites du trio notamment dans un A Night at The Village Vanguard resté fameux. Déjà de la partie, Elvin Jones, décidément batteur nécessaire aux aventures de ce genre, et le contrebassiste Wilbur Ware se lancent dans une série de standards qu’ils retournent en tous sens (une partie du disque a également été enregistrée en matinée avec Pete LaRoca à la batterie et Donald Bailey à la contrebasse). Avec plus de rondeur que chez Coltrane, Rollins garde constamment à l’esprit sa formidable capacité mélodique et semble capable de la renouveler indéfiniment. Il le prouve une nouvelle fois, en 1958, dans Freedom Suite avec Oscar Pettiford et Max Roach et les quasi vingt minutes d’improvisation du premier titre.

En 1977 pour Enja, Archie Shepp, quant à lui, toujours en live qui est la terre d’élection de cette pratique tripartite, propose Steam. Avec Cameron Brown à la contrebasse et Beaver Harris à la batterie, il est une sorte de trait d’union entre Rollins et Coltrane. Plages au long cours ; il s’agit de souffler et souffler encore pour aller au bout de ses capacités et donner à entendre de l’inouï dans une forme d’incantation fructueuse. Coltrane, Rollins, Shepp, trois formes de trio américain qui ont marqué durablement l’histoire de cette musique.

En France, pas de quoi blêmir pourtant. Pour Owl Records en 1979, le saxophoniste François Jeanneau, le contrebassiste Henri Texier et le batteur Daniel Humair s’essaient à leur tour à cette formation. Deux disques verront le jour ensuite, Akagera en 1982 pour JMS puis Update 3.3 pour Label Bleu. Plus cérébral, plus européen par définition : chaque voix prend à charge l’enrichissement du discours collectif et permet à la musique de circuler en donnant beaucoup de liberté aux propositions des musiciens. Expression libre dans des formes cadrées, le trio invente de nouvelles manières de donner vie à la musique en restant dans le feu de l’action (Même s’il ne joue pas principalement du saxophone, le trio de Louis Sclavis avec Aldo Romano et à nouveau Texier, participe des mêmes dynamiques dans le courant des années 90).

S’appuyant sur ces fondamentaux, un trio va un peu bousculer les fonctions de chacun en les radicalisant. Basse et batterie sont, depuis longtemps, autre chose que de simples accompagnateurs mais avec François Corneloup le soufflant n’est même plus la voix du devant. Tenant le baryton (et le soprano) au côté de Claude Tchamitchian, déjà, et Eric Echampard, les trois labourent de manière compacte et en profondeur des rythmiques martiales à partir d’ostinatos entêtants. Le baryton et la contrebasse se cherchent en permanence, l’un tenant la ligne de basse tandis que l’autre propose des lacérations sauvages. La frappe sèche d’Echampard attise un feu qui ne s’éteint jamais. Jardins Ouvriers (Frémeaux, 1998) et Cadran Lunaire (2000, Evidence) sont certainement une des belles réussites à la matière.

Sur la première décennie du nouveau siècle, deux musiciens montent des trios qui évolueront chacun vers d’autres choses. Le contrebassiste Stéphane Kerecki réunit Matthieu Donarier et Thomas Grimmonprez pour deux disques à trois : Story Tellers (2004, Ella Productions) et Focus Danse (2007, Zig Zag Territoires). Deux ans plus tard, il élargira la formation en quartet avec l’arrivée du saxophoniste américain Tony Malaby (Houria, 2009, Zig Zag Territoires) puis en quintet avec Bojan Z (Sound Architects, 2012, Outnote records).

Le saxophoniste, compositeur et chef d’orchestre Alban Darche, quant à lui, parallèlement à son travail avec Le Gros Cube, s’attèle à Trickster, en 2006 (chez Yolk), en compagnie de Frédéric Chiffoleau à la basse et Emmanuel Birault à la batterie. Il laisse entendre sa grande capacité technique et sa faconde toujours décontractée. Par des effets de réenregistrement, il se laisse aller à son goût pour les arrangements (légèrement) plus fournis qu’il exploite d’habitude en grande formation. Véritable mini-laboratoire ou réduction de son écriture, c’est cependant en 2012 qu’il enregistre Frelon Rouge avec Sébastien Boisseau et Christophe Lavergne (paire rythmique inamovible de son grand orchestre), dans lequel mélodie et interaction font merveille (sorti chez Yolk également).

Ces années-là voient également l’émergence de la saxophoniste Géraldine Laurent et son trio Time Out (2007, Dreyfus Jazz) avec Yoni Zelnik et Laurent Bataille ou encore Sophie Alour en 2010 avec le même Zelnik et Karl Jannuska aux baguettes pour Opus 3 (Plus Loin Music). Tournant autour des standards américains ou restant dans l’esprit, ces musiciennes profitent de cette formation sans instrument harmonique pour donner à entendre leur univers.

Plus cérébral dans l’écriture, le saxophoniste ténor Sylvain Cathala publie deux disques avec son trio. Sarah Murcia tient la contrebasse et Christophe Lavergne est à la batterie. L’écriture est nerveuse, urbaine, sobre et efficace et ne peut se détacher des modalités de jeu où elle prend toute sa valeur. Là encore, les membres sont à part égale dans la réussite de ce triangle, avec une basse large et une batterie swinguant avec complexité. Gros niveau de jeu pour Moonless (2010, FT Productions) et Flow & Cycles (2013, Connexe Records), à la fois abstrait et organique.

Dans la même veine, le saxophoniste Olivier Py et ses partenaires Jean-François Morel et Franck Vaillant sortent sur le label Vent d’Est deux disques élégants dans lesquels les modes contemporains inspirés de Olivier Messiaen prennent vie avec fluidité. Sur Birds of Paradise (2013) comme dans Black Fables (2017), les couleurs s’éloignent du jazz historique mais œuvrent à une modernité sensuelle et intime.

Plus œcuménique dans les esthétiques abordées et moins cadré dans la forme, le trio Christophe Monniot, Bruno Chevillon et Franck Vaillant fait partie de ces rencontres majuscules qui se jettent à corps perdu dans la musique avec un plaisir fou, immanquablement partagé avec l’auditeur. En 2016 pour Le Triton, Freestyles porte généreusement son nom. Atomisée en tous sens, la musique est une fête des sons et le haut niveau des intervenants permet toutes les acrobaties.

Vaillant/Chevillon/Monniot Trio à l'Atelier du Plateau © Sarah Blum pour Citizen Jazz from citizenjazz on Vimeo.

Finissons, enfin, ce tour d’horizon forcément partiel avec deux sorties de 2017. Daniel Humair, encore et toujours lui, enregistre sur INC/SES, avec Stéphane Kerecki et Vincent Lê Quang, Modern Art qui trouve son inspiration dans quelques peintres aimés du batteur (rappelons au passage qu’il a participé avec Tony Malaby et Bruno Chevillon à Pas de Dense en 2010 pour Zig Zag Territoire, disque totalement improvisé de très belle facture). On retrouve le goût de la liberté qui lui est chère et la malléabilité qu’induit une conversation à trois.

Le trio d’Alexandra Grimal déborde un peu de la ligné fixée dans cette présentation puisqu’elle joue avec Eric Echampard et non pas une contrebasse mais une basse électrique, celle de Sylvain Daniel sur Kankū (chez ONJ Records). Le propos est solide ou évanescent et convoque une cosmogonie dans lequel on se plonge avec délices.

Le trio est évidemment l’exacerbation des individualités mais sa mise en fonctionnement participe d’un principe démocratique direct. La volonté de tendre à trois vers la même ligne d’horizon impose, de fait, un projet commun. Pourtant l’intérêt et la griserie proviennent du fait qu’aucun, en réalité, ne connaît à l’avance les orientations et les modalités que vont prendre ses partenaires. Il faut agir, réagir, contrer, souligner, appuyer. Et, ô magie de la créativité humaine lorsqu’elle est partagée en bonne intelligence, cet assemblage d’intentions diverses, contradictoires ou rassemblées, produit un objet musical unique formidablement cohérent. Liberté, égalité, musicalité.