Scènes

À Jazz Campus, pédagogie et musique font bon ménage

Jazz Campus en Clunisois s’affirme une fois de plus comme un vecteur de qualité pour la diffusion et l’apprentissage du jazz et des musiques improvisées.


Anne Quillier © Marc Bonnetain

Il y eut tout d’abord Jazz à Cluny qui débuta en 1977. Jazz Campus en Clunisois, qui lui a succédé, voit toujours l’infatigable Didier Levallet s’investir totalement en qualité de directeur artistique. Ici les concerts et les ateliers font bon ménage, d’ailleurs on ne compte plus les musicien·ne·s qui ont débuté ici et qui aujourd’hui se produisent sur l’une des scènes du festival. Ces ateliers thématiques s’adressent aux instrumentistes amateurs et enseignent la pratique du jazz et de l’improvisation. Les enfants ne sont pas en reste, de 6 à 10 ans ils découvrent la musique minimaliste et répétitive. Les jeunes de 11 à 16 ans s’initient, eux, à l’univers des musiques assistées par ordinateur et appréhendent ainsi les techniques d’enregistrement et de manipulation du son. Quant à l’atelier fanfare-jazz de rue, il est animé par les deux spécialistes Étienne Roche et Michel Deltruc, qui savent toute l’importance du mot collectif. Les concerts ont drainé un public exigeant ; compte-rendu du lundi 19 au vendredi 23 août 2024.

Avec Hirsute, un monde musical intimiste s’offre à nous. Anne Quillier a su lier des compositions où les coloris se superposent. Que dire de la section de soufflants composée de Pierre Horckmans , connu pour son investissement dans le duo Watchdog avec Anne Quillier et sa participation au collectif Pince-Oreilles, et Damien Sabatier, cheville ouvrière du collectif Impérial. Les deux sont complémentaires, leurs phrasés entrecroisés, les pulsations rythmiques qui collent aux souffles inventifs font merveille. Damien Sabatier est magistral au saxophone baryton qu’il empoigne ce soir, trois improvisations vont conquérir le public, comment être indifférent à son lyrisme ? Pour l’anecdote, l’ambiance générée par ces deux souffleurs nous renvoient à l’album Ostinato, où Jeff Sicard et André Jaume jouaient une partition à la clarinette basse et au baryton composée par un certain… Didier Levallet. La roue tourne. Cette musique enchante : « Irruption volcanique » avec son ambiance filmique et « Longue route », empreint de classicisme, ont emporté les spectateurs du théâtre.

Adèle Viret © Marc Bonnetain

C’est une atmosphère nordique, comme épurée, qui nous gagne lorsqu’Adèle Viret, lauréate du dispositif Jazz Migration, distille ses notes sensuelles au violoncelle. Le quartet est audacieux. Pierre Hurty n’en fait pas trop, son jeu aux balais fait de lui le batteur idoine. La virtuosité ne prime pas, elle laisse la place à l’invitation aux voyages, comme en témoignent « Les Cloches » et « Made In », deux compositions accolées. La musique prend de la hauteur lors d’une envolée de Wajdi Riahi au piano. Oscar Viret , prolixe à la trompette, accompagne le chant du violoncelle d’Adèle Viret, compositrice inspirée et ancienne stagiaire de Jazz Campus en Clunisois.

La détermination qui habite Sophia Domancich, Christiane Bopp et Denis Charolles va alimenter plusieurs discours entrecroisés dans leur trio Les Jours rallongent. Les fondations rythmiques de la pianiste permettent à ses camarades de jeu de couvrir un champ d’expériences musicales inusité. La tromboniste intervient toujours à propos par ses configurations flexibles, avec un son compact qui touche le public. Denis Charolles est décidément un poète de la batterie trop méconnu, il renouvelle le langage de l’instrument tout en évitant les joliesses. Ici c’est l’histoire de l’instrument qui se redessine, les syncopes à la grosse caisse s’enchevêtrent dans des improvisations toujours étincelantes, chaque son a sa raison d’être. « À la maison » témoigne à la fois de l’intégrité et de l’impudence de ce trio capital.

Plus une seule place disponible pour assister au concert d’Elina Duni & Rob Luft Band. Le public a hâte d’entendre Elina Duni qui ne se produit pas très souvent en France. L’exploration de thèmes très divers, inspirés des airs traditionnels albanais ou standards du jazz, sans oublier bon nombre de chansons françaises, défile et conquiert l’auditoire. Matthieu Michel joue la carte de la sobriété, ses interventions raffinées marquent une rupture avec ses collègues. Le chant du poème d’Ismaïl Kadaré, « Absence », atteint des sommets de mélancolie et de délicatesse. Rob Luft a conquis le public, l’énergie et l’’imagination fertile de ce guitariste ne peuvent laisser indifférents. En rappel, « Couleur café » de Serge Gainsbourg, vite entonné par l’auditoire, va connaître un moment de grâce avec un solo spectaculaire à la guitare acoustique, habité par la mémoire de Django Reinhardt.

Ici c’est l’histoire de l’instrument qui se redessine, les syncopes à la grosse caisse s’enchevêtrent dans des improvisations toujours étincelantes, chaque son a sa raison d’être.

Voilà la grande révélation du festival : Robin Verheyen aux saxophones soprano et ténor, seul dans les écuries Saint-Hugues. Son projet Playing the Room le fait jouer tout autant avec le lieu où il se produit qu’avec son approche de l’acoustique. Toujours inspiré, il a tôt fait de nous prendre par la main et de nous transporter dans des contrées insolites. Au soprano, « Lonely Woman » d’Ornette Coleman se confronte astucieusement à l’« Ave Maris Stella » de Guillaume Dufay. Les sensations fortes se succèdent, une sonate de Jean-Sébastien Bach est audacieusement revisitée au ténor alors que « Ba-Lue Bolivar Ba-Lues-Are » de Thelonious Monk pointe le bout de son nez. Sans cesse surprenant, ce qui est l’apanage des grands instrumentistes, Robin Verheyen a délivré une version magistrale de la superbe composition de Steve Lacy « Prospectus ». Applaudissements enthousiastes.

Pierre Tereygeol © Christophe Charpenel

Le trio de Vincent Courtois, Daniel Erdmann et Robin Fincker nous invite à une promenade dans des fragments du jazz West-Coast avec son dernier opus Lines for Lions. Les fantômes de Gerry Mulligan et des débuts de Charles Mingus se découpent sur des arias de musique de chambre à l’esthétique européenne. Le violoncelle est non seulement l’élément central, entouré des deux soufflants, mais il coordonne les improvisations des saxophones par ses pizzicati sans cesse inventifs. Daniel Erdmann apporte un ancrage terrien, ses sons sémillants font écho à Robin Fincker, virevoltant à la clarinette. Le tout laisse entrevoir une Amérique fantasmée par ces trois musiciens télépathiques qui absorbent de multiples influences planétaires. La soirée se clôt avec « Mediums », composition tirée de leur premier répertoire et enregistrée en 2012 ; le temps passe, certes, mais ce trio ne prend pas de rides.

Les musicien·ne·s de Néon sont rompus à l’harmonie et au contrepoint. Passées les fulgurances de Camille Maussion au saxophone soprano et Mathias Lévy au violon qui entraînent la musique dans une transe collective, des lignes mélodiques apportent un peu d’apaisement. Le guitariste Pierre Tereygeol a écrit la majeure partie des compositions dont l’attachant « l’Odeur du café », ses interactions avec le violon électrifié font écho aux phrasés de David Cross et Robert Fripp. Lorsque l’écriture subit l’influence de folklores, elle délivre le meilleur d’elle-même, en particulier lorsqu’elle s’inspire des poly-modalités de Béla Bartók. Cette musique toute de précision semble inébranlable.

Maria-Laura Baccarini © Marc Bonnetain

Unfolding restera l’un des épisodes marquants du festival. Vous aimez les contes cruels et avez un faible pour The Hapless Child And Other Inscrutable Stories de Michael Mantler ? Alors précipitez-vous si ce quintet passe dans votre région. Cette création musicale de Maria-Laura Baccarini et François Merville est composée d’extraits de textes de Fast-Changing Bodies ou Corps à mutation rapide de Dorothée Zumstein. Trois chapitres distincts mettent en scène des jeunes filles qui vont connaître des fins tragiques. Mais ce que véhiculé cette interprétation souveraine, c’est avant tout les réactions qui s’ensuivent de la part de populations avides de faits divers. Les éruptions rythmiques et les intonations vocales de Maria-Laura Baccarini demeurent déterminantes. La suggestion littéraire se calque sur les improvisations splendides des deux Bruno, Ruder au piano et Ducret au violoncelle, qui diversifient la gamme musicale. L’atonalité et les dissonances appropriées au déroulement de la trame orchestrale deviennent fondamentales. Fort de cette fructueuse collaboration, François Merville exulte, il alterne des passages où les polyrythmies se conjuguent avec une ingéniosité pleinement incarnée. La restitution sonore a été gérée de main de maître par Léo Aubry. Ovation finale.

Jazz Campus en Clunisois a tenu ses promesses. La diversité culturelle a primé une fois de plus, éloignée de tout conservatisme. Remercions Marion et Hélène ainsi que le duo de la succulente cantine, Claire et Monique.