Entretien

Sylvaine Hélary, l’incandescence des timbres

Sylvaine Hélary propose le premier album de son Orchestre Incandescent.

Sylvaine Hélary © Michel Laborde

Figure incontournable de la scène jazz européenne depuis de nombreuses années, la flûtiste Sylvaine Hélary nous a accoutumés à des projets où les mots et la poésie prennent leur place au côté du travail des timbres, et marqués par une grande subtilité d’ensemble.
Après avoir collaboré à de nombreux orchestres en grands formats, comme l’Orchestre National de Jazz de Frédéric Maurin dont elle prendra la suite en 2025, elle propose en cette fin d’année 2024 le premier album de son Orchestre Incandescent où les mots d’Emily Dickinson se mêlent à ceux de PJ Harvey dans une alchimie parfaite. Rencontre avec une musicienne qui sait exactement où elle va et qui fera les beaux jours de l’ONJ dans les mois à venir.

Sylvaine Hélary © Christophe Charpenel

- Comment s’est constitué l’Orchestre Incandescent ? À quel moment avez-vous franchi le pas de passer au grand format ?

J’ai eu la chance de bénéficier du dispositif DGCA-Sacem de compositrice associée au Théâtre de Vanves de septembre 2020 à février 2023. C’est lors de nos échanges avec Anouchka Charbey, la directrice du théâtre, que j’ai trouvé le courage de me lancer dans un grand format. Mon souhait était d’accueillir au sein de cet orchestre des artistes aux pratiques différentes, de sortir de mon petit cocon.

J’ai pu prendre le temps de faire des rencontres sous forme de « laboratoires », où je proposais de la musique, où j’observais comment les uns et les autres se plaçaient dans le son, et s’ils comprenaient et aimaient mon univers. Ainsi, j’ai fait appel à des compagnons de longue date, des musicien·nes avec qui j’avais envie de jouer depuis longtemps, mais aussi des personnes que je ne connaissais pas. L’occasion de belles rencontres…

Mon envie était avant tout de poursuivre un travail sur le timbre, la sonorité, les alliances

- Dans l’orchestre, on retrouve des instruments de musique ancienne à côté de l’électronique et de la voix. Cela fait partie d’un travail sur le timbre, ou s’agit-il d’explorer davantage ce que vous aviez entamé avec Spring Roll ?

Mon envie était avant tout de poursuivre un travail sur le timbre, la sonorité, les alliances, etc. Le son de cet orchestre me plaît, car il permet de naviguer entre des évocations de musiques chambristes baroques et folk, et d’aller loin dans les textures électroniques et le traitement de la voix.

- Dans l’orchestre, on trouve des personnalités fortes, essentiellement féminines, comme Lynn Cassiers ou Christiane Bopp. L’équilibre a-t-il été aisé à trouver ?

Comme toujours, j’ai d’abord pensé « instrumentiste » avant de penser « femme ou homme ». J’ai réuni les personnes avec qui j’avais envie de travailler, et pour lesquelles je voulais écrire sur mesure. Ce sont des artistes qui ont leur musicalité, leur écoute, leur expression. Cela s’est fait naturellement. J’ai ensuite fait le bilan et observé qu’il y avait un bel équilibre entre musiciens et musiciennes sur scène.

- Emily Dickinson est à l’honneur dans Rare Birds ; les mots ont toujours eu une importance pour vous. La poésie est-elle un moteur ? Un terrain de création ?

La poésie d’Emily Dickinson m’accompagne depuis de nombreuses années, sans que j’aie réussi à trouver le bon contexte pour la mettre en musique. Dickinson a une façon bien particulière d’évoquer à la fois des questions métaphysiques, des détails de la nature, entremêlant constamment l’universel et l’intime. Ce fut un long parcours d’inventer ce répertoire, avec des moments d’errance, qu’il faut accepter. Effectivement, partir des mots et d’une forme de sens (même si celui-ci peut être multiple grâce à la puissance elle-même des poèmes) est un moteur très différent que de composer à partir de rien. Entrent en jeu très vite des résonances entre musique et mots, qui guident les choix d’écriture et de mondes sonores.

Sylvaine Hélary

- On entend également un texte de PJ Harvey. Est-ce que la dimension pop est importante dans votre écriture pour L’Orchestre Incandescent ?

J’ai aimé mettre en regard deux écritures, deux époques, en utilisant aussi un poème de PJ Harvey qui est assez brut, brutal même, qui tranche un peu avec l’univers plus onirique, calme, mais aussi parfois même drôle, de Dickinson. Je ne sais si l’on peut qualifier cela de pop, je me méfie des codes stylistiques, en tout cas mes références et sources d’inspiration se trouvent tout autant dans des pièces de musique contemporaine que dans des rythmiques et mélodies anglaises des années 70. Pourrait on dire que c’est de la « sy pop », de la « pop de chambre » ? Ha ha, le danger des mises en boîte…

J’essaie surtout de contribuer à faire du bien à la musique, continuer à prendre des risques et écouter mes désirs en les restreignant le moins possible.

Un des programmes de l’ONJ sera basé sur cet Orchestre Incandescent

- Peut-on y voir une préfiguration de ce que nous entendrons avec votre ONJ ?

J’imagine mon passage à l’Orchestre National de Jazz dans une continuité avec ce que je suis. Devenir directrice générale et artistique ne doit surtout pas m’empêcher d’être la musicienne que je suis. C’est surtout une grande joie de pouvoir travailler dans de bonnes conditions, accompagnée par une équipe de permanent·es géniale. Et oui, un des programmes de l’ONJ sera basé sur cet orchestre incandescent, auquel j’ajouterai quelques personnes supplémentaires, pour étoffer les pupitres. C’est prévu pour fin 2026.

- Vous avez travaillé avec Fred Maurin sur le programme Rituels, comment va se passer la transition entre vous ?

J’arrive en terrain connu, puisque j’ai composé pour Rituels, et arrangé un morceau pour Frame By Frame. La période de transition est déjà bien entamée. Je souhaite conserver des choses mises en place par Fred Maurin, notamment tout le volet de transmission qui est primordial à mes yeux (Orchestre des Jeunes, actions pédagogiques, Académie de Composition, travail sur la mémoire de l’institution…). Tout en apposant ma signature à travers les choix esthétiques de mes différents programmes et ma manière de diriger l’équipe. C’est à la fois un changement de direction et une envie partagée de pérenniser la structure. En ce sens, cette passation est une première au sein de l’ONJ.

Sylvaine Hélary. Photo Frank Bigotte

- On sait déjà que le premier programme sera autour de Carla Bley. Peut-on avoir quelques noms en exclusivité ? Y aura-t-il de l’interdisciplinarité comme pour le Dracula de Fred Maurin ?

Pour le programme autour de la musique de Carla Bley, nous serons 17 au plateau. J’ai confié la majeure partie des arrangements à Rémi Sciuto.

Je ne peux dévoiler le line-up complet, la création étant le 4 juin 2025 à Jazzdor Berlin. Puis vous pourrez nous retrouver en novembre à la Maison de la Radio, Jazzdor Strasbourg, D’Jazz à Nevers… Ce sera une formule concert assez « classique ». J’explorerai l’interdisciplinarité dans le projet jeune public autour de La Planète Sauvage (film d’animation de René Laloux, avec une bande son signée Alain Goraguer), qui devrait voir le jour à l’hiver 2025. Ce spectacle mêlera musique, théâtre, vidéo, pour une expérience immersive destinée aux adolescents, et aux plus grands également !