Sur la platine

Satoko Fujii, solo en morceaux


S’il est entendu qu’une œuvre soliste, et a fortiori un solo de piano, est un acte intime par excellence, avec cet instrument plus grand que soi dont on peut visiter les entrailles, que l’on peut lester de sa propre lutherie, que penser d’un disque qui irait encore plus loin ? Qui d’autre que la pianiste Satoko Fujii pourrait répondre à cette question ? Après un très poétique Moon on The Lake en trio, mais surtout un remarqué Hazuki en solo, enregistré durant les confinements de 2020, l’artiste japonaise propose deux volumes d’un Piano Music où elle transcende le concept même de récital solitaire.

Ceci n’est pas un solo de piano. Après Hazuki, qui exposait une musicienne à la sensibilité exacerbée, au jeu toujours au plus près des éléments, on pouvait s’attendre avec Piano Music à une déclinaison du genre. Une suite, conçue pendant les avatars des enfermements liés à la pandémie. Mais il suffit de quelques secondes pour comprendre dans « Shiroku » (blanc, en japonais) que nous sommes face à quelque chose de parfaitement différent. Le bourdon qui nous accueille, lancinant, puissant comme un vent froid n’est clairement pas celui d’un piano ; on vérifie, et sur la pochette, Satoko Fujii est bien seule, et au piano. Puis on entend une légère faille, un tremblement, comme un frottement qui se répète, un entrechoc qu’on croirait provenir d’un koto. Enfin, le silence. Un silence intranquille, ponctué effectivement d’accords de piano, fardé d’objets glissés entre les cordes ou joué à cru, dans les basses, comme pour réactiver le bourdon qui se manifesterait, comme en sympathie. Mais avec des allures de spectre, ou de chants de baleine. De ces cétacés qui aiment jouer avec les morceaux de banquise qui craquent, dans les océans glacés.

Piano Music est un travail de montage et de collage que Satoko Fujii a réalisé à partir de son propre jeu de piano. Il n’y a ni rajouts électroniques, ni instruments supplémentaires. Simplement des sons, des chocs, des échos qui se construisent comme un puzzle cubiste. « Fuwarito » (doucement), est un morceau plus long, à l’atmosphère différente. Du bois aux cordes, du bruit sourd des objets abandonnés dans le ventre du piano aux effets de pédales surmultipliés, on entre dans un langage pianistique renouvelé, étendu au sens où il visite des possibles insurmontables sans un travail de collage et de post-production. Ici, la surface du sensible se fait plus nerveuse, plus heurtée. Plus tourmentée aussi, qui doit autant à la musique improvisée qu’à la musique concrète.

Sur BandCamp, Satoko Fujii propose également un Piano Music vol.2 qui permet de prolonger l’expérience. « Tomeru » est un morceau unique, qui est comme un lien, un chaînon manquant. Articulé autour de notes cristallines dans un premier temps, le bourdon redevenu omniprésent est parcouru de curieux sifflements, des frottements qui sont comme autant de chants d’oiseaux fixés sur des timbres plus caverneux. C’est le point de départ vers un autre monde, plus sauvage, où des sons instables se mettent à grouiller de part et d’autres d’une lame de fond née des basses d’un piano assourdis par les préparations. La puissance évocatrice de ce travail de Satoko Fujii est d’une beauté rare, abstraite et avec un fort potentiel poétique. On en ressort foncièrement différent, à l’image du piano.