Chronique

Paul Motian

On Broadway Vol. 1, 2, 3, 4, 5

Rebecca Martin (voc), Joe Lovano (ts), Lee Konitz (as), Chris Potter (ts), Michael Attias (sax), Loren Stillman (sax), Bill Frisell (g), Masabumi Kikuchi (p), Charlie Haden (b), Larry Grenadier (b), Thomas Morgan (b), Paul Motian (dms)

Label / Distribution : Winter & Winter/Harmonia Mundi

Nombre de morceaux issus des comédies musicales de Broadway sont devenus, au fil du temps, des standards que les musiciens de jazz se sont appropriés jusqu’à ce qu’ils deviennent un terrain de jeu commun où se retrouver facilement lors des jam sessions, mais aussi une matière première propice au développement ou à l’affirmation d’un style, d’une personnalité musicale. Issu d’une famille arménienne arrivée à New York dans les années 1920, Paul Motian a grandi avec ce répertoire comme référence ; il développera par la suite une esthétique d’écriture très personnelle, mais conservera tout au long de sa vie une affection intacte pour les mélodies populaires de l’American Songbook.

Entre 1985 et 2003, il a gravé cinq albums consacrés à la relecture de ces classiques, qu’il introduira dans son univers sans jamais en dénaturer l’essence. Le label Winter & Winter publie un élégant coffret regroupant ces disques indispensables. Etalée sur une vingtaine d’années, cette entreprise, outre qu’elle a été à l’origine de disques somptueux sur lesquels le temps ne semble pas avoir prise, est aussi une photographie de la « patte » Motian et de son évolution, due aussi bien à une maturation ininterrompue du vocabulaire qu’à l’influence de rencontres décisives.

C’est autour du trio composé avec Bill Frisell et Joe Lovano que les trois premiers albums ont été imaginés, avec le soutien récurrent de Charlie Haden et, sur le Volume 3, de Lee Konitz, deux complices de longue date. Marquée par les nuages harmoniques du guitariste et par la liberté de placement du saxophoniste, cette formation reste aujourd’hui encore un Everest, une référence incontournable qui a entraîné dans son sillage de nombreux trios : cette configuration saxophone/guitare/batterie est devenue, ces dernières années, très prisée de la jeune génération, qui se réclame souvent de Motian tout en cherchant, par respect, à s’en éloigner. Un modèle, donc, qui a marqué le jazz contemporain de ses climats séraphiques et de sa poésie. Comme en apesanteur, la musique est, sur quelques titres, lestée par les lignes de contrebasse épurées de Haden, mais continue à tournoyer selon des mouvements que cette assise, à défaut de la contrarier, relie à la terre.

Le quatrième volume représente une cassure dans ce continuum - d’où son sous-titre The Paradox Of Continuity : le batteur y pousse plus avant sa réappropriation des standards en introduisant des changements majeurs. D’une part, il renouvelle son équipe (c’est ici le Trio 2000 qui opère, avec Chris Potter et Larry Grenadier) ; d’autre part, huit des chansons choisies sont, pour la première fois… chantées (par Rebecca Martin). Les cinq restantes sont fortement marquées par un autre musicien cher au batteur, le pianiste Masabumi Kikuchi, qui joue avec les grilles harmoniques comme Motian lui-même avec les rythmes. Son vocabulaire raffiné et ses lignes mélodiques effilochées ont une influence prédominante sur l’atmosphère d’ensemble, sombre et aquatique par opposition à l’approche lumineuse et aérienne de Frisell. Chris Potter est ici, selon la configuration, une voix passionnante (sur les instrumentaux) ou un accompagnateur attentif auteur de contrechants à fort caractère (sur les titres chantés). Lui aussi rompt, par la raucité de sa sonorité et son phrasé tranchant, avec la plastique imposée par Konitz et surtout par Lovano sur les trois premiers disques.

Le cinquième volume est, lui aussi, profondément influencé par Kikuchi, présent sur tous les titres ; il voit, pour la première fois dans la série, deux saxophones cohabiter tout au long du disque. Motian confie à Michael Attias et Loren Stillman, en marge de leurs superbes solos, le soin de travailler les textures (tous deux jouent de plusieurs registres de saxophones) sur des thèmes, des riffs ou des parties d’arrière-plan. D’intelligentes idées d’utilisation de cette matière renouvellent les possibilités d’orchestration et illustrent bien sa manière unique de jouer avec les formes. Thomas Morgan, qui sera l’un de ses derniers contrebassistes récurrents, propose une démarche très différente de celles de Haden ou Grenadier, par ponctuations et lignes suggérées, sur une sonorité sèche et des notes peu timbrées qui s’imbriquent admirablement dans ses rythmes, toujours imprévisibles et de plus en plus épars.