Chronique

Ben Monder

Amorphae

Ben Monder (el g, el bar g), Pete Rende (synth), Paul Motian & Andrew Cyrille (d)

Label / Distribution : ECM

C’est un paysage à l’aube qui se découvre dès les premières notes d’Amorphae, quand les lueurs du petit matin laissent entrevoir les contours d’une crête dentelée, la silhouette féerique d’un arbre au bruissement étrange dans le vent et la brume nappée dans les profondeurs d’une végétation dense. Le traitement de l’espace et des sonorités aux teintes sombres, ou plus nuancées, est particulièrement élaboré dans la conception des huit plages souvent minimalistes. Figures mélodiques empreintes de poésie, pour la plupart improvisées, elles composent un ensemble harmonieux, dont la forme – ou plutôt l’absence de forme définie – reprend celle d’un récit onirique.

Initialement conçu comme une série de duos avec le batteur et percussionniste Paul Motian, entré dans l’histoire au sein du trio de Bill Evans et membre du quartet de Keith Jarrett, le neuvième disque en leader du guitariste new-yorkais est son premier à paraître chez ECM, 10 ans après sa participation à l’enregistrement de Garden of Eden, signé Paul Motian et produit par le label munichois. Ben Monder le porte en lui depuis longtemps, cet album qui voit le jour début 2016. La première session enregistrée d’Amorphae – elle remonte à l’automne 2010 – est interrompue suite au décès de Paul Motian à Harlem en novembre 2011. Ben Monder décide ensuite de faire évoluer le projet en invitant un autre batteur innovant, Andrew Cyrille et le musicien Pete Rende au synthétiseur. Cette nouvelle direction se révèle différente de ses collaborations précédentes, notamment avec le compositeur allemand Theo Bleckmann et le saxophoniste français Jérôme Sabbagh, ou encore Donny McCaslin, avec qui il a participé au disque Black Star de David Bowie.

Toutes les compositions sont de Ben Monder, à l’exception de « Oh, What A Beautiful Morning » qui renvoie au standard de Richard Rodgers et Oscar Hammerstein II. En ouverture avec « Tendrils » et à la fin de « Dinosaur Skies », deux improvisations solo, il égrène à la guitare des mélodies envoûtantes et explosives. « Gamma Crucis », en trio avec Andrew Cyrille et Pete Rende et « Triffids », conduit par la guitare de Ben Monder - son jeu fluide tout en distorsions raffinées – et accompagné par les merveilleux balais de Paul Motian, recèlent certains des plus beaux moments lyriques d’Amorphae. À l’instrumentation épurée et l’exposition de mélodies sous forme de nappes suspendues et d’accords prolongés, se superposent bourdonnements et réverbérations, les sonorités du synthé faisant délicatement écho à cette fraction hypnotique singulière dans la musique électronique. Le musicien introduit deux autres instruments dans ses compositions, une guitare électrique baryton et un Fender VI (« Tumid Cenobite », « Gamma Crucis »), il passe ainsi du duo au trio, privilégie les structures d’ensemble puis revient aux solos pour créer des atmosphères tour à tour oniriques, austères, dépouillées ou sophistiquées. Ses techniques de jeu, et en particulier les effets de ses guitares, ont contribué à sa solide réputation des deux côtés de l’Atlantique. Avec une aisance remarquable, le guitariste conjugue beauté et expérimentation. De manière solennelle mais sans ostentation, il imprime son phrasé délié - les boucles sonores de « Dinosaur Skies » au phrasé continu évoquent aussi parfois le « sombre pli qui retient l’infini » - et transforme les sons, les pétrit et les façonne, donnant l’impression de sculpter en finesse ses épaisses nappes harmoniques. La musique devient texture sous ses doigts qui modèlent les contrastes et jouent sur les dissonances.

Si aucun format ne semble imposé ici, les thèmes n’échappent pourtant pas à l’écueil de la dualité, ou contradiction, entre la pensée et l’émotion. Au premier abord, on s’interroge sur la portée d’un disque cérébral, intimiste, noyé dans l’abstraction et parfois presque obscur, échappant à toute compréhension. Mais, très vite, l’émotion se propage et rayonne, insouciante des barrières forgées par le mental. Matière musicale vivante, comme nourrie en substance d’éléments fondateurs, « Amorphae » est peut-être bien sous la protection des divinités chamaniques.