Tribune

Philippe Méziat, chanson du crépuscule

Notre collaborateur et ami Philippe Méziat (1942-2024) est décédé à 82 ans.


Philippe Méziat, 2012. © Frank Bigotte

Reconnu partout comme l’un des grands noms de la presse culturelle et notamment de celle consacrée au jazz et à la musique improvisée, Philippe Méziat a été de nombreuses aventures, de Sud Ouest, le journal de son Bordeaux de cœur, à Jazz Magazine. Il restera pour nous et pour les lecteurs de Citizen Jazz l’une des signatures les plus anciennes de notre rédaction. Décédé dans la nuit du 30 au 31 octobre 2024, il laisse à la fois la documentation d’une histoire hors du commun élaborée pendant plusieurs décennies et une béance réelle.
À travers ces divers témoignages, la rédaction de Citizen Jazz souhaite lui rendre l’hommage qu’il mérite.

L’Oeil de Méziat par Franpi Barriaux

Quand j’avais un doute, au moment d’écrire un article, il m’arrivait de demander à Philippe Méziat. Il avait toujours un souvenir, ou un indice, et je repartais souvent avec une réponse tangible et un paquet de disques à écouter. Notre travail est fait d’indices et de rapprochements ; pour ainsi dire de mémoire. Et de la mémoire, Philippe en avait à revendre. Mais pas de ces souvenirs rances qui fantasment le passé ; plutôt de ceux qui éclairent magnifiquement le présent et l’avenir. C’était l’idée de ses belles Jazz Box, huit boîtes miniatures qui racontaient l’histoire du jazz, conçues avec la scénographe Cécile Léna.

Jacques Thollot par Philippe Méziat (DR)
Festival Sigma, 1977

On pense toujours à Philippe la plume, le philosophe, mais il y avait aussi l’œil de Méziat. Dans la photothèque de Citizen Jazz, on pense notamment à cette photo de Jacques Thollot qu’il avait captée en 1977. Une façon de regarder la musique qui lui était propre et qui englobait une approche humaniste - au sens des sciences humaines, mais aussi au-delà - du jazz et des musiques improvisées qui auront contribué à forger notre ligne éditoriale et notre façon d’aborder nos sujets. Merci Philippe.


Heureux à Marciac par Michel Laborde.

Philippe et Randy © Michel Laborde

Le 13 août 2005, au festival de Marciac, nous sommes dans les coulisses. Il rencontre et parle de disques avec le pianiste Randy Weston. Je le vois heureux, tout sourire. Je déclenche.


Le parrain philogyne par Anne Yven

Philippe a constitué un modèle, une sorte de parrain bienveillant.

Je l’ai rencontré grâce à Citizen Jazz, il y a 13 ans. Face à sa connaissance, je n’en menais pas large. Pourtant, pas une seconde, il ne faisait la leçon. Il a toujours respecté mon point de vue et m’a même fortement encouragée à l’écrire avec mes mots. Cette sorte d’adoubement immédiat n’est pas chose courante. Ma connaissance s’est épaissie, tout comme la qualité de nos échanges. J’avais déjà été jeune pigiste plusieurs années avant et, il faut le dire, les « pontes » appartenaient aux générations antérieures et majoritairement au sexe opposé. Un plafond de verre existait. Il le savait et luttait contre avec la même élégance dans la vie que dans ses écrits.

Son regard pétaradait d’un humour brillant, à peine retenu derrière un sourire pincé. Sa droiture, sa (re)tenue étaient fameuses… et elles se présentaient avec des Birkenstock aux pieds. Toujours en nous vouvoyant, nous parlions de la scène jazz européenne. Il poussait sans relâche « Allez-y, vous, moi je ne peux plus le faire ».

Il parlait beaucoup des femmes qu’il admirait. Collaboratrices passées et présentes, fille, petite-fille. Et les musiciennes, évidemment. Il considérait avec autant d’égards Carla Bley et Eve Risser, Abbey Lincoln (qu’il avait bien connue) et Jeanne Added. La hiérarchie ou la misogynie n’avaient pas de droit de cité dans sa philosophie.

J’ai eu la chance de lui rendre visite chez lui dans son antre de la rue Sainte-Catherine à Bordeaux. Un dédale de rayonnages à travers l’Histoire, ouvert et inclusif avant même que ce mot soit à la mode. Un lieu boisé, voué à conjuguer tous les temps, justement. C’est cette image à la Sempé que je garderai de lui. Assis dans un rayon de lumière, entouré de disques, tendant l’oreille vers le craquèlement d’un vinyle, entre la dégustation d’un breuvage bordelais et des Pasteis de Nata.


Philippe, le vénérable par Nicolas Dourlhès

J’ai très peu connu Philippe Méziat. Nous nous sommes croisés deux ou trois fois, guère plus, à l’Europa Jazz au Mans et aux Rendez-vous de l’Erdre à Nantes. Nous avons à chaque fois eu des échanges sympathiques mais brefs. Pourtant, dans mon parcours de rédacteur, je peux dire qu’il a compté.

Lorsque j’ai intégré l’équipe de Citizen Jazz (et sa liste de diffusion électronique interne qui donne à tous nos échanges numériques l’allure d’une réunion de rédaction perpétuelle), Philippe, malgré lui sans doute - quoique je le soupçonne d’avoir vécu ce rôle avec beaucoup d’espièglerie - incarnait la figure du vénérable. Il était plus âgé que la plupart d’entre nous (d’ailleurs il nous vouvoyait alors que nous pratiquions le tutoiement forcené, histoire de faire groupe) ; il avait écrit pour Jazz Magazine à la grande époque, ce qui lui conférait à mes yeux le statut de « plus capé d’entre tous ». Il connaissait tout le monde dans le milieu - il est vrai pas bien grand - du jazz hexagonal, lui conférant beaucoup de recul sur toutes les situations et lui permettant des avis qu’il donnait avec calme mais fermeté. Surtout il avait vu, et depuis fort longtemps, tou·tes les musicien·nes adulé·es.
Rendez-vous compte, il avait vu Monk sur scène ! Et ne s’en souvenait plus !

Philippe et Sylvie Courvoisier © Frank Bigotte

Ce qui m’amusait beaucoup, conscient de la quantité phénoménale de concerts auxquels il avait pu assister dans sa vie. Dans la dernière partie de sa collaboration avec notre magazine, j’étais d’ailleurs impressionné de le voir toujours avide de musique, voyageant à droite et à gauche, défendant bec et ongles certain·es personnalités aimées de lui, Sylvie Courvoisier en tête ou le collectif du Tricot qu’il avait vite repéré (Théo Ceccaldi et Roberto Negro notamment).
Il parlait de ses goûts dans les chroniques qu’il écrivait. Dans un style qui lui était propre, il racontait avec beaucoup de légèreté et un humour toujours présent son ressenti d’auditeur. Par des phrases décalées où pointaient, grâce à un choix dans l’ordre des mots, quelques consonances ou dissonances inattendues, il parvenait à faire surgir une nouveauté du sens qui me faisaient excuser ses digressions d’ordre personnel. Il écrivait sur la musique comme il vivait et rien n’était hiérarchisé.
Il aura connu le jazz sur le bout des doigts et il l’aura aimé, il me semble, énormément, il aura su nous en parler, il aura donné envie d’en écouter toujours plus, d’en discuter constamment, de vivre (mieux) avec.


L’homme colères par Emmanuelle Debur

Une engueulade. Élégante, rieuse, mais une engueulade quand même : j’avais sollicité Philippe Méziat pour qu’il me raconte son histoire du jazz en Aquitaine. Et j’avais évoqué Hugues Panassié : Philippe Méziat n’était plus que fusion et incandescence.
J’ai dû apprendre en accéléré pour amadouer cet ours, dont la mémoire n’aurait su être oubliée. Je voulais retracer son parcours, dédié au jazz « vif ». Il me fallait passer outre son autorité imposante, sa fière réserve, et le toréer pour qu’il abandonne ses colères esthétiques. Alors il devenait lyrique, gouailleur, malicieux.
Le jazz l’avait saisi à six ans et ne l’avait plus lâché. De cette musique, il chérissait les ramifications : du bebop au free en passant par les musiques improvisées. Philippe Méziat était du côté des « ébranleurs de certitudes ». Il a couru après le jazz toute sa vie, entre ses cours de philosophie, ses centaines de papiers au sein du journal « Sud Ouest » entre 1988 et 2008, couvrant les concerts, les festivals de Marciac, d’Uzeste, allant jusqu’à organiser de 2001 à 2008, le Bordeaux Jazz Festival (Serge Moulinier, Thôt, Ari Hoenig, Uri Caine).

E. Debur et P. Méziat, à la Meca pour la sortie du livre. © éditions confluences

Les débuts d’Archie Shepp, les frasques de Miles Davis dans la piscine municipale de Bordeaux, le saxophoniste d’Ellington - Paul Gonsalvès - titubant lors du festival Sigma : « comme il se doit », rajoutait cette grande gueule. C’est tout cela qu’il m’a raconté, son sempiternel appareil photo en bandoulière (il avait ainsi illustré le premier Joe Albany, les deux McGregor en solo). Il ne se lassait pas de faire revivre les artisans du jazz : Sim Copans, Jean-Marie Monestier, Jean-Pierre Moussaron…
Je répliquais Jacques Morgantini à Pau, Jean-Marie Masse à Limoges : on ne pouvait pas rester indéfiniment sur ses ergots, lui opposais-je. Un jeu s’était ainsi installé entre nous : je lui donnais des nouvelles de la frange Hot Club, lui faisait mine de s’offusquer.
En 2019 sortait le livre « Histoire/Histoires du jazz » (ed. Confluences). À la proposition d’une signature chez un libraire, il avait rétorqué : « Entre deux et six ? Quatre heures à glander ? » puis se tournant vers moi : « Emmanuelle, il faut que je vous dise : vous m’avez presque réconcilié avec le Hot Club. »


Cuisson à l’unilatéral ! par Matthieu Jouan

Philippe a fait partie de l’aventure de Citizen Jazz depuis le début. Son premier article est paru lors de la première édition du magazine. C’était le seul de l’équipe dans ce cas. Près de 20 ans plus tard, en 2021, il signe son dernier article, la chronique d’un disque de la harpiste Hélène Breschand, qui porte ce nom si poétique : Chansons du crépuscule.
Pendant deux décennies, nous avons su nous connaître. Partager nos avis très convergents sur la musique, les musicien·nes, le milieu professionnel. Partager aussi quelques passions communes.

Philippe Méziat au micro d’une radio, à Souillac en 2017

Il savait dire les choses, les bonnes comme les mauvaises, avec humour et distance. Parmi les très nombreux souvenirs qui se bousculent en pagaille, je retiendrai une émission de radio où nous étions invités, à Souillac, lors du festival 2017. Il savait faire montre de son immense culture jazz tout en mettant en valeur son interlocuteur, ou me passer les patates chaudes avec un sourire en coin, du genre : « tiens, démerde-toi avec cette question ! ».
Un jour, chez lui, juste avant qu’il ne quitte son légendaire appartement bordelais pour une maison médicalisée [1], il préparait le repas. C’était des longes de saumon. Il s’est lancé dans une explication beaucoup trop professorale et théâtrale pour m’expliquer la cuisson à l’unilatérale, en séparant les syllabes : U-ni-la-té-ra-le. C’était, je l’ai su plus tard, notre dernière rencontre. Puis un dernier mail en 2021, un dernier coup de fil en 2023, le temps a filé. Philippe avait tourné la page. Il s’éteint le jeudi 31 octobre 2024 à 2 h du matin, j’apprends la nouvelle alors que le concert du groupe de la batteuse Sun-Mi Hong commence, au festival de Berlin. Pas de meilleur temps ni meilleur endroit pour ce genre de nouvelle. Pour moi, il est mort en plein festival, dans son élément.


par // Publié le 3 novembre 2024
P.-S. :

Tous les articles écrits par Philippe Méziat pour Citizen Jazz sont sur sa page auteur.

[1Il m’écrivait : « C’est très cher, mais c’est à la fois un lieu de vie et une résidence où l’on est surveillé médicalement. Très peu »jazz« , il faut bien le dire ».